
Christoph Willibald Gluck par Joseph-Siffred Duplessis, 1775 © Kunsthistorisches Museum
Quand Gluck s’installe à Vienne, ses opéras sont majoritairement composés sur des livrets italiens de Metastasio. En 1753 est nommé un nouveau directeur des théâtres impériaux, le comte Giacomo Durazzo. Francophile et partisan d’une réforme lyrique, Durazzo correspond avec le librettiste parisien Charles-Simon Favart, qui lui envoie les opéras-comiques à succès, et confie à Gluck la réécriture musicale de ces pièces. Entre 1758 et 1764, le compositeur bavarois revisite La Fausse esclave, Le Diable à quatre, L’Arbre enchanté… et surtout L’Île de Merlin ou Le Monde renversé, créé le 3 octobre 1758. Près d’un quart des vaudevilles de cette œuvre sont remplacés par de nouveaux airs de Gluck, composés selon l’idéal de « naturel » qui nourrira ses futures réformes.
Frontispice pour Le Monde renversé, dessiné par Bonnart, gravé par Poilly, Tome III du Théâtre de la Foire, de Lesage et d’Orneval, 1721 © BnF
Une partition au long cours
L’Île de Merlin n’est que la dernière version d’une comédie née en 1718 à la Foire Saint-Laurent sous le titre Le Monde renversé, écrite par Lesage et d’Orneval.
En quatre décennies, l’œuvre évolue : adaptation allemande à Dresde en 1725, Die Verkehrte Welt de Telemann à Hambourg en 1728, refonte parisienne d’Anseaume en 1753 où Arlequin cède sa place à Scapin, avant que Gluck ne la dote de ses ritournelles viennoises. Cette circulation européenne révèle la porosité des frontières théâtrales : vaudeville forain, singspiel et opéra-comique partagent la même sève populaire, rythmée par des airs faciles à retenir.
Arlequin, Pierrot et Scapin, gravure de Louis Surugue d’après Antoine Watteau, 1719 © BnF
Un laboratoire d’utopies
Au XVIIIᵉ siècle, l’île est un décor à la mode. De Marivaux à Lesage, ce lopin de terre isolé sert d’écran à une satire de la civilisation. Sur l’île de Merlin, l’infidélité masculine mène tout droit au cachot ; les procès se jouent aux dés et la redistribution des dots assure l’égalité des fortunes. Ce « monde à l’envers » prolonge la liberté carnavalesque médiévale : les hiérarchies se dissolvent, les rôles s’inversent et la fantaisie tutoie la morale. Quand Pierrot et Scapin déchiffrent ce royaume paradoxal, le public, lui, contemple son propre reflet dans un miroir déformant.
Vignettes gravées sur le thème du monde renversé © BnF
De la comédie foraine à l’opera seria réformé
Pour Gluck, l’opéra-comique sert de champ d’expérimentation. En allégeant la structure numéros / récitatifs et en magnifiant la prosodie française, il élabore un langage souple, proche de la parole. Ces pièces « légères » où sentiments vrais et situations cocasses chassent l’emphase de l’opera seria annoncent la réforme menée en collaboration avec l’auteur Calzabigi pour ses trois chefs-d’œuvre viennois, Orfeo ed Euridice (1762), Alceste (1767) et Paride ed Elena (1770).
Héritage d’un « monde renversé » à découvrir !
En moins d’une heure, L’Île de Merlin condense les aspirations d’un siècle curieux d’égalité et de métamorphose. L’autodérision de Scapin, la naïveté d’un procureur candide, le lyrisme inattendu d’un philosophe exalté composent une galerie où les fonctions sociales se troublent. Grâce au charme immédiat de ses mélodies, Gluck colore ce tableau satirique d’une tendresse qu’on ne retrouvera plus dans ses tragédies héroïques.
Avec
Direction Musicale Guillemette Daboval / Sammy El Ghadab • Mise en scène, Myriam Marzouki • Directrice des études musicales, Flore-Elise Capelier • Avec Ulysse Timoteo, Dominic Veilleux, Benoit Dechelotte, Léontine Zimmerlin, Vincent Guérin, Michèle Bréant, Fanny Soyer, Gulliver Hecq