
Les répétitions de La Grande Affabulation au Petit Théâtre © Stefan Brion
Comment partagez-vous vos savoirs depuis votre première collaboration en 2008 ?
Benjamin Lazar
Nous avons créé une dizaine de programmes et de spectacles ensemble, dont deux ont été présentés à l’Opéra-Comique : La la la - Opéra en chansons en 2009, dont Gudrun Skamletz signait déjà les chorégraphies, et Cachafaz en 2010, dont Adeline Caron avait conçu le décor. À chaque fois, nous cherchons à activer cette émulation entre la musique et le théâtre qui nous guide vers l’invention de formes nouvelles. Nous retrouvons, avec La Grande Affabulation, des partenaires de longue date en scénographie, costumes, collaboration artistique, chorégraphie, lumière - sans parler des artistes de l’orchestre. C’est l’ensemble de ces domaines que nous partageons avec ces jeunes artistes, dans un acte de transmission par la création, nous appuyant pour cela sur le projet de la Maîtrise qui développe cette dimension pluridisciplinaire. Ce que nous souhaitons transmettre, au-delà de techniques et de pratiques scéniques et musicales, c’est la capacité du théâtre à être un lieu de création collective où chacun est considéré dans son mode d’expression et dans sa sensibilité. Partager le visible mais aussi l’invisible, car ces domaines partagés, ce sont aussi les parts secrètes de chacun qui contribuent à ce rêve scénique commun. Le miroir que tend le théâtre au monde reflète autant la surface que les profondeurs.
Geoffroy Jourdain
La Grande Affabulation s’inscrit dans la continuité de ces quinze années de collaboration qu’évoque Benjamin, mettant en jeu les mêmes éléments centraux : la relation entre l’individu et le collectif, et la multiplication de récits gigognes, qui s’emboîtent à la manière d’une série de portes s’ouvrant les unes sur les autres. Mais comme le dit Benjamin, on ne peut jamais passer par le même chemin pour accéder au monde du rêve et y élire domicile. Pour créer La Grande Affabulation, une nouvelle route devait être tracée, en conservant certains de nos fondamentaux (l’oeuvre de Georges Perec, Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, Philémon de Fred…), et en les inscrivant dans l’élan d’inspirations plus circonstanciées, en particulier poétiques.
Qu’est-ce qui fait la singularité de ce spectacle ?
Benjamin Lazar
Nous voulions construire un pont entre une musique ancienne qui porte encore en elle, malgré les siècles, l’élan de jeunesse et de modernité avec laquelle elle a été créée, et des jeunes qui, dans ce présent qui est le leur, sont reliés à la profondeur du temps par leur façon de rejouer et renouveler l’aventure humaine. Nous avons choisi pour eux une musique qui nous est chère et que nous avons découverte dans nos jeunes années : le répertoire fin Renaissance – début de la période baroque, correspondant aux prémices du genre lyrique. Nous avons guidé les jeunes de la Maîtrise afin qu’ils s’approprient ce corpus de façon autant technique que sensible et qu’ils puissent l’interpréter d’une manière à la fois juste et personnelle. Pour écrire cette fable contemporaine, nous avons beaucoup discuté avec eux, les interrogeant sur leur rapport au temps, à la sortie de l’enfance, aux choix de vie, à la nature, aux peurs, à l’héroïsme, au rêve, à l’écriture et à la lecture. Nous partions de notre expérience personnelle : dans l’enfance et l’adolescence, nombre d’événements et de sentiments, de par leur nouveauté, sont vécus avec une intensité opératique. Chaque adolescent pourrait dire, à un moment ou un autre, « Je devins un opéra fabuleux », comme l’a écrit Arthur Rimbaud. Et Rimbaud ajoute « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. » : l’imagination repousse les limites du réel, plus qu’un regard décalé sur la vie, elle est un agent de sa métamorphose.
Geoffroy Jourdain
Observer chez la plupart des jeunes maîtrisiens et maîtrisiennes leur première rencontre avec la musique ancienne est très stimulant. Le décalage qu’on observe avec nos certitudes est riche, de par cette singularité qui remet en question ce que nous ne questionnons plus, mais aussi parce que des parallèles se tissent peu à peu entre leur expérience contemporaine et ce que raconte la musique du XVIe siècle. Nous-mêmes, en tant qu’artistes, nous cherchons en permanence à retrouver la spontanéité de la musique, de la danse ou de l’expression baroque. Comme musicien, je suis constamment en train de chercher ce qui vient à l’instant de la découverte.
Comment avez-vous choisi le répertoire musical de La Grande affabulation ?
Geoffroy Jourdain
Nous avions besoin de travailler un répertoire très ouvert, qui puisse être mis au service de la scène et des interprètes. Le coeur du répertoire choisi est constitué de morceaux polyphoniques et de madrigaux de la fin de la Renaissance, avec quelques incursions aux XIVe et XXe siècles. D’un point de vue formel, l’un des points communs de ces pièces est leur aspect cyclique (ostinatos, formes à refrains…) qui permet à la fois une circulation des rôles, une forme d’équité dans la distribution, et leur adaptabilité au temps scénique. Ce qui relie toutes ces pièces entre elles, par-delà les époques, c’est leur dimension descriptive, voire picturale. Ce ne sont pas des oeuvres lyriques, car elles ne présentent pas de personnages dotés d’une subjectivité. Mais ce sont des oeuvres narratives, qui fonctionnent comme des peintures chantées. Que ce soient les volutes de fumée dans Fumeux fume par fumée de Solage, ou la neige qui tombe dans In the Bleak Midwinter de Britten, elles décrivent des phénomènes naturels. Le texte chanté suit le fil d’une pensée anonyme, qui nous absorbe complètement dans la contemplation du phénomène illustré. La description « naturaliste » se retrouve formellement dans les motifs répétés de la pièce minimaliste Olson III de Terry Riley : ses boucles superposées rappellent dans leur organisation les vagues de la mer, ou des insectes fourmillant sous la terre. La liberté avec laquelle nous nous sommes lancés dans un montage tient sans doute à la familiarité de l’Opéra- Comique avec ce type de forme, sachant que nous voulions également nous inspirer des liens entre action parlée et action chantée qui sont à l’origine même du genre opéracomique.
Comment avez-vous adapté le corpus pour les voix de la Maîtrise Populaire et pour l’orchestre Les Cris de Paris ?
Geoffroy Jourdain
Les chansons de Clément Janequin, de Guillaume Costeley ou de Claude Le Jeune n’étaient pas faites pour être chantées par autant d’interprètes, mais elles n’étaient pas pour autant écrites pour des effectifs fixes. La notion d’orchestration assignant une voix ou un instrument à une partie advient plus tardivement dans l’histoire de la musique. Aussi, même si les partitions elles-mêmes étaient pensées pour de petits effectifs, nous sommes partis du principe que nous voulions les rendre mobiles, et une grande partie de nos envies narratives provient de la possibilité d’adapter les partitions au grand groupe de maîtrisiens, en le divisant en sous-ensembles, et en attribuant certaines voix de la polyphonie à des instruments de la fosse. L’instrumentarium du spectacle est assez représentatif des diverses formations instrumentales européennes du début du XVIIe siècle. Nous y avons ajouté quelques instruments quelque peu anachroniques, notamment dans les percussions, de façon à nous adapter et au lieu et au propos du spectacle. L’organisation des ensembles au XVIe et XVIIe siècle garantissait une certaine fluidité dans la répartition des rôles. Dans La Grande Affabulation, certains instrumentistes se substitueront les uns aux autres, de sorte à rester fidèles à cette forme d’utopie ancienne dans laquelle la communauté prime sur l’individu. La réactivation de ces codes hérités de la pensée humaniste tourne notre regard vers un passé lumineux, plein d’espoir.
Comment avez-vous construit le texte du spectacle ?
Benjamin Lazar
Nous voulions parler du passage à l’âge adulte, raconter la façon dont, malgré le deuil de l’enfance, certaines forces qui lui sont propres - le rapport magique au langage, la vie prêtée aux objets, la communication profonde avec les autres animaux - peuvent perdurer, se convertir et se réinventer. Avec Geoffroy, nous avons défini l’idée première : nous allions suivre les aventures oniriques et existentielles d’une maîtrisienne quelques semaines avant les représentations d’un spectacle où seraient interprétées des musiques baroques. Ensuite, avec la scénographe Adeline Caron, nous avons établi des terrains de jeu inspirés par la relation puissante à la nature et à son mouvement qu’entretiennent les textes de la musique baroque. Ainsi sont nés des décors évoquant le vent, la mer et la forêt. Nous tenions aussi à ce que notre plateau soit traversé par l’air du dehors, qu’il évoque de grands espaces, de grands déplacements - l’opéra-comique est né dans la rue ! Le début du processus de création a été assez vertigineux, car il n’y avait pas de socle préétabli duquel partir : ni texte, ni pièce musicale complète. La musique pouvait engendrer du texte, comme une nouvelle réplique pouvait nous orienter vers le choix d’un morceau. Et puis un univers a commencé à se consolider, pour finalement devenir un monde suspendu, presque autonome. C’est alors que des personnages ont pu naître et grandir. Ils se sont multipliés et ont formé des familles : les oiseaux, les sorciers, les chevaliers, les nobles et les allégories.
Geoffroy Jourdain
C’est dans la rencontre avec les jeunes, au moment des ateliers, que notre monde suspendu s’est mis à tourner sur lui-même. Grâce à nos échanges, l’histoire a pu être habitée par leurs imaginaires, et les récits ont commencé à s’imbriquer. Benjamin a proposé des scénarios d’improvisation dans lesquels ils se sont engagés physiquement, en y incorporant leurs propres histoires. Nous avons ainsi pu récolter une matière narrative proche de leurs questionnements et de leurs aspirations, des états de corps qui leur sont propres, et que nous avons ensuite cherché à restituer en nous efforçant d’éviter d’y projeter nos conceptions d’adultes.
Benjamin Lazar
Nous ne souhaitions pas leur inventer un « langage jeune » prétendument réaliste et quotidien, et cela d’autant plus que, dans nos échanges, pour exprimer leurs pensées profondes, leur langue allait dans le sens d’une expression soutenue et d’une grande précision. On retrouve beaucoup de leurs histoires que nous avons mêlées à notre imaginaire personnel et à celui induit par les textes chantés et les thèmes des poètes baroques. Dans l’opéra baroque, les frontières du rêve et de la réalité sont souvent brouillées et les métaphores deviennent réelles. Par exemple, une maîtrisienne a confié sa peur d’être arrêtée par des frontières, d’être enfermée dans un pays. Dans notre histoire, nous avons fait de son personnage un oiseau, pour qu’elle puisse voler librement de territoire en territoire, de domaine en domaine. La co-écriture ne s’est pas seulement faite avec les jeunes, mais aussi avec les autres professionnels engagés sur la construction du spectacle. Le choix des costumes par Adeline Caron a ainsi influencé l’écriture. En explorant les stocks de l’Opéra-Comique et en les adaptant, elle a rassemblé toute une gamme de costumes dont certains ont inspiré des personnages et des épisodes. Transmettre, c’est aussi partager cette mémoire matérielle qu’est un stock de costumes, et lui offrir une vie réinventée. Julia Brochier a complété le tout par une série incroyable de masques et de parures réalisés sur mesure, dans l’idée qu’incarner le merveilleux est la voie d’une écriture de soi parfois plus vraie que le réalisme.
Pourquoi ce titre La Grande Affabulation ?
Geoffroy Jourdain
L’Orfeo de Monteverdi, créé en 1607, s’accompagne d’un sous-titre : favola in musica. Nous voulions affilier notre montage à un genre dans lequel l’opéra prend source, celui de la fable en musique, qui lui-même trouve ses origines dans plusieurs récits antiques. Au XVIe siècle, Monteverdi renouvelle en profondeur le genre du madrigal en osant des innovations formelles et en y introduisant des effets théâtraux. Ses expérimentations le conduisent progressivement vers la composition de son premier opéra. La Grande Affabulation s’inscrit donc dans un héritage à la croisée de la musique de la Renaissance, où le « je » est toujours pris en charge collectivement (je pense à ces vers de Walt Whitman qui nous ont inspirés dès l’origine du projet : « I dream in my dream all the dreams of the other dreamers, and I become the other dreamers. »), et du genre lyrique qui magnifie l’individu à travers le chant soliste
Benjamin Lazar
Le terme « affabulation » provient du latin affabulatio, qui correspond littéralement à la « morale d’une fable », ou plus couramment à la « trame d’un récit ». Mais un « affabulateur », c’est aussi, dans l’emploi courant du mot, une personne qui raconte une histoire mensongère, à laquelle il peut lui-même être amené à croire et y entraîner son auditoire. C’est un mot qui ressemble un peu à une formule magique. Il a d’ailleurs déclenché beaucoup d’images chez les jeunes : un désastre, une accumulation de beaucoup de choses, un écroulement, un grand projet, un chaos, un grand voyage, une longue marche, un conte merveilleux, mais aussi un désenchantement, une désillusion ou encore une mystification du public ont fait partie de leurs associations d’idées ! La grande affabulation, c’est aussi une façon de nommer notre vie qui chemine entre rêve et réalité comme sur un anneau de Moebius à une seule face. L’écrivain Annie Le Brun m’a beaucoup influencé de façon souterraine pour ce spectacle, et elle citait souvent Victor Hugo : « Comme on fait son rêve, on fait sa vie » (Le Promontoire du songe).
Pendant les répétitions, comment imbriquez-vous les différentes disciplines artistiques du spectacle, musique, chorégraphie et expression dramatique ?
Geoffroy Jourdain
La temporalité de ce projet est singulière pour le genre opératique. Contrairement à des interprètes lyriques adultes, les jeunes ne sont pas arrivés aux répétitions en totale maîtrise de leur partition. Le travail musical a donc eu lieu pendant la répétition scénique. Les parties chorégraphiées devaient aussi se répéter dans le même espace-temps. À chaque session de répétition, nous avons donc travaillé main dans la main, de manière totalement interdépendante.
Benjamin Lazar
Nos pratiques sont tout le temps amenées à dialoguer en répétition. Par exemple, lorsque la chorégraphe Gudrun Skamletz a créé une scène de bal baroque, j’ai proposé d’y incorporer des miroirs à main, dans lesquels les danseurs se regarderaient en permanence. Gudrun a adapté la danse autour de cette idée, tout en gardant les éléments de la danse de cour telle qu’ils ont été notés par Louis Feuillet sous le règne de Louis XIV. Ou encore quand Geoffroy a créé une superposition de plusieurs passacailles amoureuses, leur entrelacement devient une partition autant musicale que visuelle, car mon rôle est alors de rendre lisible et visible cette tapisserie amoureuse.
Geoffroy Jourdain
Nos territoires font plus que se superposer, leurs frontières s’ajustent en permanence à celles des autres. Les déplacements scéniques doivent s’adapter à la répartition des pupitres, mais l’inverse peut aussi arriver. J’adapte souvent la musique à la dramaturgie du spectacle. Par exemple, pour figurer le cauchemar de la maîtrisienne qui ouvre notre histoire, j’ai présenté à Benjamin une série de variations sur Mignonne, allons voir si la rose de Guillaume Costeley. Celle qu’il a choisie propose un décalage de tempi qui génère l’atmosphère angoissante qu’il recherchait. Ces « entorses » que nous faisons aux partitions originales sont toujours soumises au propos dramaturgique et résultent de recherches au plateau. Ce que nous cherchons à insuffler aux jeunes, au fil du processus de création, c’est la croyance que le rêve doit être un élément constructeur de l’existence, une contreforce à opposer à ceux qui veulent nous enfermer dans leur cauchemar.
Benjamin Lazar
Cette portée politique du rêve ne passe pas uniquement par des allusions symboliques dans le récit : la démilitarisation des chevaliers, la réconciliation avec le prétendu monstre plutôt que sa destruction, les situations d’entraide et d’empathie… mais aussi par les valeurs que nous avons cherché à cultiver dans la façon de répéter. La considération réciproque, l’intelligence collective, le partage des savoirs sont les fondements du domaine que nous avons voulu créer par l’affabulation.