
Les répétitions de La Grande Affabulation au plateau © Stefan Brion
Depuis 1971, l’Opéra-Comique n’a plus de troupe permanente : solistes, choeur, orchestre et éventuellement danseurs sont spécifiquement engagés pour chaque spectacle. Mais depuis 2016, le théâtre dispose à nouveau d’une formation musicale. Ses cent vingt membres ont entre huit et vingt ans : il s’agit de la Maîtrise Populaire. Si elle souffle seulement sa neuvième bougie en 2025, la relation que l’Opéra-Comique entretient avec la jeunesse est aussi ancienne que le genre lui-même.
L’opéra-comique, genre parlé-chanté, est né au début du XVIIIe siècle dans les théâtres des foires parisiennes. Comme le montre une peinture du foyer de l’Opéra-Comique signée Henri Gervex, le public rassemblait adultes et enfants, toutes classes sociales confondues. Certains bambins issus de lignées de forains participaient aux représentations : ces artistes en herbe apprenaient l’art de leurs parents sur le tas, une opportunité particulièrement précieuse pour les filles. C’est d’ailleurs une enfant de la balle, Catherine Vondrebeck, qui a fondé l’Opéra-Comique en 1714.
La formation que propose la Maîtrise Populaire aux enfants d’aujourd’hui n’a plus rien de forain et se combine avec leur scolarité primaire puis secondaire. Elle met en oeuvre la pluridisciplinarité propre au genre de l’opéra-comique depuis son apparition. L’équipe artistique de La Grande Affabulation a donc inscrit le spectacle dans la lignée de cet héritage, en y intégrant à parts égales les trois disciplines enseignées dans la Maîtrise : le chant, la danse et l’expression dramatique.
Devenu institution en 1762, l’Opéra-Comique a continué de faire la part belle à la jeunesse dans ses spectacles. En 1875, le premier acte de Carmen de Bizet comprenait une « Marche et Choeur des gamins » devenue immédiatement populaire. En 1892, des chants d’enfants joyeux ouvraient et concluaient Werther de Massenet, mettant le drame en perspective.
Aujourd’hui encore, nos spectacles promeuvent toujours les figures enfantines. En janvier dernier, Marie-Ève Signeyrole a choisi de mettre en scène Médée de Cherubini du point de vue des enfants de la magicienne. Le motif de la perte d’un enfant, qui était le thème de Picture a day like this de George Benjamin en novembre dernier, scellera d’une toute autre façon le destin de Marguerite dans Faust de Gounod en juin prochain.
Au-delà de ces apparitions régulières dans la programmation de l’Opéra-Comique, les jeunes de la Maîtrise participent chaque saison à une production qui leur est dédiée. Chacune leur permet d’explorer un territoire artistique et d’y convier le public. Après un grand titre d’Offenbach en 2023, puis la création d’une toute nouvelle partition d’Isabelle Aboulker en 2024, place au répertoire baroque !
Comme l’avait fait Adrien Borne, l’auteur du livret d’Archipel(s) d’Isabelle Aboulker, Benjamin Lazar a tiré les dialogues de La Grande Affabulation de ses échanges avec les jeunes, ce qui s’apparente à une écriture de plateau dans la mesure où ce texte a été retravaillé au fil des répétitions, de façon à incorporer les propositions des interprètes. Ce phénomène, rarissime dans le monde lyrique, a été initié par l’Opéra-Comique en 2016 avec Joël Pommerat pour L’Inondation. L’objectif ici : que La Grande Affabulation émane le plus possible de ses interprètes et parle avec les mots de la jeunesse de leurs peurs, de leurs désirs et de leurs rêves.
La Grande Affabulation raconte la quête d’une maîtrisienne à la recherche de son journal intime, parcourant les profondeurs d’un univers onirique peuplé de créatures et de symboles. Sur ce récit se tisse un montage de chants, de madrigaux et de cantates, pour la plupart issus des périodes Renaissance et baroque, et dont les paroles originales sont conservées. Geoffroy Jourdain et Benjamin Lazar en font le pari : ces pièces anciennes peuvent résonner profondément avec les aspirations des jeunes d’aujourd’hui. Car elles expriment un élan, nouveau à la fin du XVIe siècle en Europe, vers une expression plus personnelle et plus véridique des passions humaines, libérée des canons formels. L’opéra qu’invente Monteverdi au début du siècle suivant mettra ce projet en oeuvre, dans les cours princières puis rapidement devant les publics urbains.
Le répertoire baroque favorise aussi la rencontre du sacré et du profane, domaines rigoureusement séparés au Moyen Âge. Les chansons de La Grande Affabulation font affleurer, sous les entités naturelles ou le langage de l’amour, l’ubiquité divine : un rapport spirituel au monde résonne dans le Hush, no more de Purcell comme dans Le Chant des oiseaux de Janequin. Pour révéler aux auditeurs la qualité paradoxale de ces musiques, Geoffroy Jourdain n’a cessé, durant les répétitions, d’inviter les interprètes à goûter la sensualité des poèmes chantés, tout en glissant derrière chaque mot une image vivante et spirituelle : celle de la fumée qui monte ou de la neige qui tombe. Enfin, La Grande Affabulation emprunte ses symboles à l’imaginaire baroque. Entre les mains des jeunes, les miroirs à main dans lesquels se contemplaient les aristocrates évoquent nos perches à selfie. Ainsi les images d’autrefois reflètent les préoccupations d’aujourd’hui.
Mais au-delà des éléments du récit, c’est le processus artistique lui-même qui a permis de dresser un pont entre cette époque et la nôtre. Car l’équipe artistique de La Grande Affabulation n’a eu de cesse de transmettre aux jeunes les éléments clés de l’esprit baroque : le jeu, l’improvisation, la fantaisie, le rêve, l’expression libre du sentiment, la contemplation de la nature ou encore la relation entre plaisir des sens et spiritualité. Tous ces fils tissent une toile qui lie le passé au présent et l’imagination au réel, pour aider les jeunes à toujours garder un lien avec l’enfant qui vit et vivra en eux.
Par Agnès Terrier et Céleste Combes
Argument
SCÈNE I • Le rêve de la répétition
Une répétition de la Maîtrise Populaire va commencer. Les élèves se préparent et discutent. L’une d’entre eux raconte avoir recueilli une pieuvre sur une plage, et avoir dû la jeter dans les toilettes pour qu’elle retourne à la mer. Une autre s’inquiète d’une chanson qu’elle n’a pas apprise. Autour de cette dernière, l’atmosphère se trouble. Soudain, la maîtrisienne se réveille en sursaut : cette répétition angoissante était un rêve. Elle prend son journal et s’y confie au sujet d’un cahier qu’elle a perdu, et qui contient des souvenirs précieux.
SCÈNE II • La séance extraordinaire
Un être mi-humain mi-oiseau apparaît dans l’ombre, bientôt suivi d’une nuée d’autres oiseaux et d’une cohorte de sorciers. Réunies en séance extraordinaire, ces créatures discutent des liens qui unissent leurs deux domaines : le visible et l’invisible. L’être-oiseau présente la maîtrisienne à l’assemblée, racontant comment celle-ci l’a sauvé quand il était un oisillon tombé du nid. En récompense, oiseaux et sorciers se proposent de retrouver le cahier perdu de la jeune fille. Un oiseau l’a aperçu dans une forêt inaccessible. Le sorcier en chef se décide à le lire à distance, par la force de son esprit.
SCÈNE III • La forêt de Longue Attente
Le cahier contient une histoire, celle d’une cour où se déroule une fête sans fin. S’y rencontrent un prince et une princesse, qui s’aiment tendrement. Mais un noble jaloux leur fait boire un poison qui sème le doute dans leur amour. La princesse et le prince s’égarent alors dans la forêt de Longue Attente. Pour leur venir en aide, la maîtrisienne, qui a écouté toute l’histoire, devient elle-même un personnage du conte. À peine est-elle entrée dans la forêt que la maîtrisienne rencontre des êtres mi-hommes, mi-animaux, qui l’invitent à les suivre.
SCÈNE IV • Le chevalier somnolent
Apparaît le « Chevalier somnolent », suivi de ses compagnons. Ceux-ci ne savent ni comment le réveiller, ni où il souhaite se rendre. La maîtrisienne suggère, pour le faire réagir, de lui parler d’amour. Surgit alors le prince, dont la chanson mélancolique réveille chez les chevaliers et les animaux des souvenirs amoureux. Comme le Chevalier ne se réveille pas, la maîtrisienne et toute la troupe se décident à le rejoindre dans le sommeil. Les personnages endormis y sont visités par les allégories du rêve et du cauchemar.
SCÈNE V • La mer, le monstre et la danse de joie
Le Chevalier somnolent s’est réveillé : il veut aller voir la mer. Les oiseaux aident la maîtrisienne à sortir la troupe du sommeil. Tous et toutes se mettent en route vers le rivage. Sorti des flots sombres, un monstre surgit. Au moment où le chevalier s’apprête à le terrasser, un personnage s’interpose. C’est l’adolescente qui avait recueilli la petite pieuvre sur la plage, et qui a reconnu dans le monstre marin l’animal autrefois rescapé. La pieuvre reconnaît l’adolescente. Elle s’apaise et l’embrasse. La troupe se disperse dans la joie du printemps renaissant. La maîtrisienne n’a pas retrouvé son cahier, mais elle a pu inventer une autre histoire : la grande affabulation.