[La chronique des Conteurs Geiger] Le son, l'écrit et l'espace

Publié le 13 octobre 2017
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Assis au milieu des gradins, en retrait de la scène, Christophe Manien suit minutieusement derrière son pupitre le déroulement des événements musicaux sur la partition du compositeur Philippe Manoury. Il écoute, observe, prend des notes, colle des post-its et fait régulièrement part de sa perception au chef d'orchestre ou l'ingénieur du son. Pianiste et répétiteur du choeur, il assiste également Julien Leroy dans la direction musicale de l'oeuvre scénique. Aujourd'hui, ce sont surtout les équilibres, les ''balances'' que l'on cherche à affiner, comme si toutes ces masses sonores superposées (ensemble instrumental, choeur, solistes, acteurs, électronique) étaient en train de trouver patiemment leurs positions relatives.

Le lecteur qui s'aventure au fil des nombreux carnets édités par Durand en tire une expérience intrigante autant qu'édifiante. Conçu pour être un maximum malléable et adaptable aux expérimentations de la mise en scène, chaque numéro et module est imprimé séparément afin que l'ordre en soit modifiable si nécessaire. La partition porte dans sa matérialité même l'éclatement, la souplesse et la flexibilité du processus créatif engagé entre Nicolas Stemann et Philippe Manoury. Kein Licht, s'impose progressivement comme une œuvre en chantier, une fenêtre sur le champ des possibles artistiques, un drame en perpétuel mouvement sur lui-même qui se nourrit de sa propre substance,  l'interroge et s'amende. Pourtant, s'il est un endroit qui peut tenter la synthèse de ce vaste mouvement de juxtaposition disciplinaires qu'est Kein Licht, la partition de Philippe Manoury est peut-être le meilleur lieu où chercher.

Car, qu'est-ce qu'une partition ? Qu'y note-t-on, que prévoit-elle ? Dans le contexte de création présent, le compositeur semble la voir comme un ensemble de prévisions musicales jamais exactement suivies par l'interprète, qui lui donne sa vie et sa part maîtrisée d'imprévisibilité. Investi depuis longtemps du problème du hasard résiduel de l'interprétation musicale, Philippe Manoury mène un travail qui cherche à lui donner un corps musical et un sens dramaturgique. Et la partition est ici la grande carte d'un terrain mouvant, changeant ; relevé courageux d'un paysage aux reliefs mobiles, qui se déplacent en une gigantesque tectonique des plaques artistiques. Mais la carte ne va pas sans son géographe, et le compositeur est régulièrement sollicité pour éclaircir les points les plus délicats.

Rapidement, on est pris par les lignes instrumentales claires, les traits, les fusées, les accents, les couleurs, les modes de jeux. Ici est prévu l'espace d'une réplique de comédien, là commence le début de la pédale en son de synthèse électronique, puis ce sont les cordes, les ponctuations percussives du piano et du piccolo, les blocs se constituent, se répondent, se complètent, on saute d'un événement, d'une texture, d'une couleur à l'autre. De l'avis du chef d'orchestre Julien Leroy, la musique de Philippe Manoury  présente également la qualité d'être, « toujours très bien écrite, bien pensée pour l'instrument ». Contours mélodiques fins et élégants, fébrilité et excitation entretenue du son, contrastes d’atmosphères, la musique de Kein Licht possède un certain sens du drame mais aussi une capacité à intégrer l'aléa et l’altérité dans un flux sonore cohérent. Le théâtre, le chien chantant, les images défilantes ont quelque part leur place dans la grande topographie du sonore.

On se souvient, peut-être, de Leibniz vu par Deleuze dans son cours sur l'Harmonie, la dialectique inévitable et féconde entre horizontalité et verticalité, entre le temps libre du théâtre et le temps mesuré de la musique. La partition se fait alors miroir de la création lyrique : superposition et interpénétration des couches, elle organise un vaste contrepoint interdisciplinaire.

Gustave CARPENE
Chronique des Conteurs Geiger pour Kein Licht

Kein Licht

Philippe Manoury

18 au 22 octobre 2017

Une création très attendue et déjà récompensée par un prix international. L’œuvre inspirée de la catastrophe de Fukushima est signée Philippe Manoury et Nicolas Stemann, sur un texte d’Elfriede Jelinek, auteur de La Pianiste et prix Nobel de littérature.

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