À lire avant le spectacle | La Fille de Madame Angot

Publié le 28 juillet 2023
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Par Agnès Terrier

« ÉPOQUE (LA NÔTRE). Tonner contre elle.

Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique.

L’appeler époque de transition, de décadence.»

Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

Comment ramener la gaieté dans une société bouleversée et démoralisée ? Quand personne n’a le cœur à rire, cette question sérieuse est agitée par ceux dont l’humour est la vocation.

Début 1871, un compositeur français appréhendait : « Je me figure qu’après la guerre les goûts seront sensiblement modifiés, et que peut-être les obus prussiens auront tué l’opérette », confiait Charles Lecocq à son éditeur, pendant le siège de Paris. Principal concurrent d’Offenbach, Lecocq venait de transférer ses activités à Bruxelles. L’Alcazar, salle dynamique que son directeur avait rebaptisée Fantaisies-Parisiennes, était toute proche grâce au chemin de fer du Nord – inauguré en 1846 et chanté par Berlioz.

Ce directeur, Eugène Humbert, fidélisait les bonnes plumes : après un premier succès, Les Cent Vierges, il commanda aux mêmes auteur et compositeur, Clairville et Lecocq, une pièce formatée cette fois pour conquérir Paris. Il leur demanda un comique à la fois entraînant et élégant : « Surtout, que votre pièce sorte des grivoiseries à la mode, qu’elle soit populaire et renferme des rondes et des chansons ! Après les graves événements par lesquels la France vient de passer, on éprouve le besoin de chanter pour les oublier. »

On reproche déjà à Offenbach d’avoir démobilisé les Français en leur faisant danser des galops sous le Second Empire, dont les ruines fument encore ? Humbert veut prouver que la musique est l’antidote capable de ranimer la confiance nationale.

 

Son idée de génie est de suggérer une période : « Que penseriez-vous d’une pièce se passant sous le Directoire ? Jamais cette époque n’a été traitée en opéra-bouffe. En mettant dans votre pièce une des femmes alors à la mode, nous pourrions, grâce à son entourage, faire revivre les modes de cette époque. »

Le Directoire ! Période corrompue et frivole, si l’on en croit les Goncourt, ces nostalgiques de l’Ancien Régime qui en ont raconté les troubles en accusant la république de tous les maux. Ranimer le Directoire rassurera le public de 1872 : moralement, la France va mieux qu’en 1795 ! « DIRECTOIRE (LE). Les hontes du. Dans ce temps-là, l’honneur s’était réfugié aux armées. Les femmes, à Paris, se promenaient toutes nues. » note alors Flaubert dans ce qui deviendra son Dictionnaire des idées reçues.

Le Directoire offre aussi, et justement, matière à divertissement : cent ans plus tard, on garde en mémoire ses pittoresques Merveilleuses et Incroyables, chansonniers et poissardes… Le plus célèbre de ses emblèmes est Madame Angot. Cette marchande enrichie, prototype de la parvenue mal dégrossie, a inspiré une quinzaine de pièces jusqu’au cœur du XIXe siècle : « Si parfumée qu'elle soit, le passé pue toujours en elle », raillent les Goncourt.

 

Pour éviter toute vulgarité, Clairville renvoie la mère Angot au passé : morte, elle a laissé une fille (d’après Madame Angot au sérail de Constantinople, jouée en 1800) que les marchands des Halles élèvent comme leur enfant. Cette Clairette, quoique pure jeune fille à marier (« FILLES. Articuler ce mot timidement. » indique Flaubert), a hérité de l’impétueux tempérament maternel. C’est elle qui guide le public dans une reconstitution de Paris sous le Directoire, des Halles au village de Belleville, en passant par le salon d’une Merveilleuse historique, l’actrice Mademoiselle Lange. S’y croisent policiers, financiers et conspirateurs, parmi lesquels d’autres personnages réels, le chef du Directoire, Barras (que la censure impose de laisser hors-scène), et le chansonnier Ange Pitou (héros éponyme d’un roman de Dumas paru en 1850). Interprétée à la fin de l’acte I, une chanson devient l’agent de toute l’action : sans elle, point d’intrigue.

« À la première lecture du livret, confiera Lecoq, le dialogue m’avait paru terne. Je pensais qu’il devrait être remanié pour Paris, avec plus de légèreté et de fantaisie. Je ne m’étais pas rendu compte que c’est justement cette sincérité un peu naïve qui devait contribuer au succès de l’ouvrage. Cela rompait avec les anciens errements de l’opérette, en nous ramenant au genre aimable et si apprécié de nos pères, l’ancien opéra-comique, ou plutôt la comédie lyrique. » Offenbach va aussi essayer de se débarrasser des bouffonneries de l’opérette pour écrire des œuvres plus gracieuses et moins polémiques. La pièce se conclut donc sur un mariage – que « bien des jeunes filles ne désirent que comme un moyen de pouvoir entendre les chansons risquées du répertoire des petits théâtres », estimait d’ailleurs un certain Dr Grellety (Le Mariage, ses charmes et ses devoirs, 1891).

 

La Fille est écrite et répétée en huit mois, l’ouverture composée dans la nuit qui précède la première, les costumes dessinés par Grévin d’après la mode de 1798. Le 4 décembre 1872, le public des Fantaisies-Parisiennes ovationne la pièce, que Le Monde musical de Bruxelles qualifie d’« intéressante, correcte et croustillante » : un modèle d’équilibre !

À Paris, Louis Cantin, directeur des Folies-Dramatiques, a accepté le titre. Mais la censure hésite, la République peinant à s’imposer face aux monarchistes majoritaires à l’Assemblée : « un censeur, raconte Lecoq, vient prier les auteurs d’enlever tout ce qui a trait à la politique. Comme si ces paroles ne contenaient pas une vérité de tous les temps, et par conséquent absolument inoffensive ! » « C’n’était pas la peine de changer de gouvernement », chante en effet Clairette…

Le 21 février 1873, le public des Folies-Dramatiques bisse… tous les airs ! Plus élégante que ne le laisse supposer son titre, La Fille de Madame Angot est moins une opérette qu’un opéra-comique : « C’est beaucoup plus sérieux que vous ne croyez ; c’est un succès sans pareil ! » s’exclame Saint-Saëns. Marie Desclauzas, la Lange de Bruxelles, partage les applaudissements avec l’étoile des Folies, Paola Marié, en Clairette. Paola n’est autre que la petite sœur de Célestine Galli-Marié, de l’Opéra-Comique, qui vient de créer Fantasio d’Offenbach et qui s’apprête à incarner Carmen.

411 représentations s’ensuivent, soit plus d’une saison mobilisée par un seul titre ! C’est ainsi qu’on programme au XIXe siècle : d’un mois à l’autre, en fonction du succès. Aussi quel embarras pour le directeur ! Il faut différer les projets, renouveler les interprètes, négocier les bis, valoriser les co-auteurs sur l’affiche, résister aux polémiques proposant de renflouer l’Opéra-Comique, voire l’Opéra, avec ce qui doit rester une opérette, favoriser sa diffusion en province... Les parodies et spin-off fleurissent : Madame Angot et ses demoiselles, Madame Angot ou la Poissarde parvenue, Le Fils de Madame Angot, L'Héritage de Madame Angot, La Nuit de noces de la fille Angot et Pas bégueule la Mère Angot rien qu’en 1873. Clairville et Lecocq proposent même, le 24 février 1874, La Résurrection de la Mère Angot (une saynète) aux Folies-Dramatiques, où la 800e de leur chef-d’œuvre sera célébrée le 17 mai 1883.

 

Le monde la réclame. Humbert amène sa troupe bruxelloise au St James’s Theatre de Londres au printemps 1873 : aussitôt paraissent plusieurs versions anglaises, qui rayonnent en Australie, en Inde, en Afrique du Sud. New York connait le même engouement : à la création en français au Broadway Theater en août 1873 succèdent plusieurs adaptations. Lecocq fulmine : « En Amérique, mon répertoire est partout exploité. Les directeurs ont gagné des millions, et je n’ai rien à réclamer. Il y a mieux. Non seulement on nous pille, mais on nous massacre. Ce déshonneur de l’œuvre que vous avez rêvée, conçue et choyée, est navrant pour l’artiste. Voilà qui nous touche plus que le dol pécuniaire. »

En Europe paraissent des traductions, allemande puis hongroise, russe, espagnole, italienne, suédoise, turque, polonaise, danoise, tchèque… suivies d’arrangements pour concerts, bals, etc. et bien sûr de productions scéniques, de Berlin en novembre 1873 et Vienne en janvier 1874 à Lisbonne ou Budapest en 1875.

 

L’œuvre reparaît à l’Eden-Théâtre en 1888, aux Variétés en 1889, à la Gaîté en 1901, 1912, 1920. En 1907, il est question de la donner à l’Opéra-Comique pour les 50 ans de carrière de Lecocq. Veto général : n’est-ce pas une opérette ? Le 28 décembre 1918, deux mois après la mort du compositeur, l’Opéra-Comique l’affiche enfin, avec Edmée Favart et Marthe Chenal dirigées par Reynaldo Hahn. Comme dit Saint-Saëns, « l'opérette est une fille de l'opéra-comique ayant mal tourné, mais les filles qui tournent mal ne sont pas toujours sans agrément. » Le spectacle mis en scène par Louis Musy sera repris jusqu’en 1969.

Sa dernière apparition parisienne remonte à 1984, au Théâtre Musical de Paris. Entretemps aura paru, en 1935, l’adaptation cinématographique de Jean Bernard-Derosne, avec Danièle Brégis en Lange et André Baugé en Pitou.

 

Accompagné par le Palazzetto Bru Zane, qui en a réalisé un bel enregistrement en 2021, l’Opéra-Comique met à l’honneur ce bijou du répertoire français, ode à la liberté de chanter et d’aimer. Il rallie des amoureux du théâtre : Hervé Niquet à la baguette et Richard Brunel à la mise en scène. Celle-ci installe l’œuvre, sans réécriture, dans une période aussi fondatrice et mythique pour nous que le fut le Directoire pour la génération de Lecocq : le printemps 1968. Moderne et parlante, telle est la fille Angot !

ARGUMENT

Acte I

Les gens de la Halle s’apprêtent à célébrer les noces de l’orpheline qu’ils ont recueillie, Clairette, avec le perruquier Pomponnet. Mais Clairette a hérité du caractère bien trempé de sa mère, la fameuse poissarde « Madame » Angot. Elle s’est éprise d’un chansonnier contre-révolutionnaire, Ange Pitou, étroitement surveillé par la police.

Le financier Larivaudière vient soudoyer Pitou : sa prochaine chanson ne doit surtout pas révéler la liaison qu’il entretient avec Mademoiselle Lange, actrice et favorite de l’homme fort du Directoire, Barras. Pitou accepte l’argent car il lui permettrait d’épouser Clairette, mais les gens de la Halle tiennent au perruquier. Clairette choisit donc d’interpréter la chanson en public : la prison lui permettra d’échapper au mariage.

Acte II

Dans son salon, Mlle Lange se fait conter l’arrestation par son amant Larivaudière, puis par son perruquier Pomponnet. Elle a demandé à Barras de faire passer la jeune fiancée chez elle, et a aussi fixé un rendez-vous secret à Pitou pour connaître ses intentions. En Clairette, Lange reconnaît sa camarade de pensionnat : elles tombent dans les bras l’une de l’autre. Quant à Pitou, il séduit rapidement l’actrice. Lorsque Larivaudière revient, méfiant, avec un agent de police, Lange prétend que Clairette et Pitou s’aiment et que l’auteur de la chanson est Pomponnet : il est aussitôt arrêté. Une conspiration contre la république devait se retrouver chez Lange : le bâtiment étant cerné, elle improvise un bal de noces qui déjoue les soupçons. Mais elle comprend que Pitou et Clairette s’aiment…

Acte III

Clairette n’a plus confiance en Pitou. Elle piège Pitou et Lange en les conviant à un faux rendez-vous galant dans une guinguette, auquel elle fait aussi venir Larivaudière pour lui tout révéler. Pomponnet évadé s’y retrouve par hasard. Après une grosse dispute, Clairette se réconcilie avec son amie, puis reconnaît le mérite de Pomponnet et lui accorde sa main. Pitou, lui, ne perd pas espoir...

Direction musicale Hervé Niquet • Mise en scène Richard Brunel • Avec Hélène Guilmette, Véronique Gens, Pierre Derhet, Julien Behr, Matthieu Lécroart, Floriane Derthe, Ludmilla Bouakkaz, Antoine Foulon, Geoffrey Carey, Matthieu Walendzik • Orchestre de chambre de Paris • Chœur Le Concert Spirituel

La Fille de Madame Angot

Charles Lecocq

27 septembre au 5 octobre 2023

Richard Brunel dévoile la portée éminemment actuelle de cette bouillonnante fresque sociale, où se dessine le portrait d’une jeunesse combative, éprise de vérité et de liberté.

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