Mon rêve, par Franz Schubert

Le deuil d'une mère et d'une femme, la froideur d'une relation paternelle, un matin de juillet 1822, Franz Schubert dissèque au scalpel ses angoisses et ses peurs dans un texte énigmatique.

Publié le 17 janvier 2024
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Mon rêve (Mein Traum), écrit par Franz Schubert le 3 juillet 1822

J’étais un frère de nombreux frères et sœurs. Notre père et notre mère étaient bons. J’étais attaché à tous par un amour profond. Une fois, mon père me conduisit à un joyeux banquet. Mes frères y furent très gais, – mais j’étais très triste. Alors mon père s’approcha de moi et m’intima l’ordre de me régaler de mets succulents. Mais je ne pouvais pas ; alors mon père, se fâchant, me chassa de sa vue. Je tournai les talons et, le cœur rempli d’un amour infini pour ceux qui le dédaignaient, je parcourus une contrée étrangère. Pendant des années, je sentis que j’étais partagé entre la plus grande douleur et le plus grand amour. Alors je reçus la nouvelle de la mort de ma mère. Je m’empressai pour la voir, et mon père, attendri par la douleur, ne m’empêcha pas d’entrer. Alors je vis son cadavre. Des larmes coulèrent de mes yeux. Comme dans le bon vieux temps passé dans lequel nous devrions nous mouvoir, d’après l’opinion de la morte, je la vis gisante, comme elle faisait autrefois. Nous suivîmes son corps dans le deuil, et le cercueil disparut.

Depuis ce temps-là, je restai à la maison. Mon père, un jour, m’emmena de nouveau dans son jardin favori : il me demanda s’il m’agréait. Mais le jardin m’était tout à fait antipathique et je n’osai rien répondre. Alors il me demanda une seconde fois, en s’emportant, si le jardin me plaisait. Je fis non en tremblant. Alors mon père me battit et je m’enfuis. Et pour la seconde fois, je tournai les talons et, le cœur empli d’un amour infini pour ceux qui le méprisaient, j’errai une fois encore dans une contrée étrangère. Pendant de longues, longues années, je chantai des lieder. Quand je voulais chanter l’amour, c’était de la douleur pour moi. Et, quand je voulais chanter la douleur, c’était pour moi de l’amour.

Et, un jour, j’appris qu’une pieuse jeune fille venait de mourir. Un cercle se forma autour de sa tombe, où de nombreux jeunes gens et vieillards se mouvaient sans fin comme dans une béatitude. Ils parlaient bas pour ne pas réveiller la jeune fille. De célestes pensées, comme de légères étincelles qui produisaient un doux murmure, semblaient jaillir sans cesse de la tombe de la jeune fille sur les jeunes gens. Alors j’eus le désir aussi de me mouvoir [avec eux]. Seul un miracle, disaient les gens, introduit dans ce cercle. Mais d’un pas lent, plein de recueillement et d’une foi inébranlable, le regard baissé, je m’avançai vers la tombe et, avant de m’en apercevoir, je fus dans le cercle, d’où provenait un son merveilleusement aimable ; j’éprouvai l’éternelle béatitude comme résumée en un seul instant. Je vis aussi mon père réconcilié et aimant. Il m’entoura de ses bras et pleura. Mais moi [je pleurai] plus encore.

In Schubert raconté par ceux qui l’ont vu. Textes réunis et traduits par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Stock, 1928.

L'Autre Voyage

D'après Schubert

1 au 11 février 2024

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