Grétry ou le théâtre de la transparence

Comme un tableau magique, l’esthétique de Grétry épouse l’adaptation dramatique de Marmontel avec un style galant, simple et transparent pour intervenir au moment où l’émotion est à son comble.

Zémire et Azor, comédie-ballet en quatre actes, invite les publics à découvrir, à partir du vendredi 23 juin à l’Opéra-Comique, la puissance musicale de Grétry et la force d’expression des personnages de l’histoire.

Par Raphaëlle Legrand

Publié le 1 juin 2023
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C’est à Bruxelles, quelques mois seulement après la création de Zémire et Azor, que le musicographe anglais Charles Burney découvre l’opéra-comique de Marmontel et Grétry, qui a déjà passé les frontières. Ce critique érudit et souvent acerbe se laisse complètement séduire. Il apprécie l’adaptation dramatique du conte de fées de Mme Leprince de Beaumont par Marmontel, « transformé en une pièce intéressante, raffinée et élégante » et ne tarit pas d’éloges à propos de la musique de Grétry : « l’ouverture est animée et pleine d’effets heureux ; les ritournelles et autres morceaux des symphonies abondent en images et en idées neuves, […] les accompagnements sont à la fois riches, ingénieux et transparents, si l’on passe cette expression, dans le sens que l’air principal n’est point étouffé, mais qu’il arrive à se faire entendre au milieu des instruments. » (Charles Burney, Voyage musical dans l’Europe des Lumières)

La transparence : c’est sans doute cette heureuse trouvaille de Burney qui peut nous faire entrer, comme une clé d’or dans un jardin féerique, de plain-pied dans l’esthétique de Grétry. Car il est bien difficile d’analyser la simplicité et le charme. Après les splendeurs complexes et les contrastes saisissants de l’art baroque d’un Rameau, c’est, de façon inattendue, à la Comédie-Italienne et dans le genre mêlé de paroles et de chant qu’est l’opéra-comique (la comédie mêlée d’ariettes, comme on l’appelait alors) que s’opère un renouvellement profond de l’écriture musicale. Le style galant, plus simple, plus direct, plus sensible, s’élabore à Paris sous la plume de Duni, de Philidor, de Monsigny et, au premier chef, de Grétry.

Cette limpidité n’est pas produite sans art ni sans artifice.

La scène du tableau magique, considérée à l’époque comme le clou du spectacle, et qui anticipait les trompe-l’œil des scénographies romantiques, est bien représentative de cette dextérité. La magie d’Azor, qui permet à Zémire de voir et d’entendre son père et ses sœurs à mille lieues du palais où le monstre tente de l’apprivoiser, cette magie prend la forme d’un tableau animé. Marmontel se vante d’avoir indiqué le « truc » au décorateur en lui recommandant d’employer « deux aunes de gaze claire » et, nous retrouvons le mot, « transparente », afin d’imiter un miroir qui, subitement éclairé, se métamorphoserait en une vivante peinture (Jean-François Marmontel, Mémoires). À cette réalité voilée, car les acteurs et les actrices se meuvent alors dans un jour tamisé, correspond une musique tout aussi irréelle, formée des seuls instruments à vent.

Pour la musicologue Michel Brenet, la première à livrer une étude complète sur Grétry, en 1884, « l’effet produit est un des plus pénétrants qui soient au théâtre ; tient-il plus au poème qu’à la musique, ou la musique a-t-elle doublé l’émotion de la scène, peu importe. En 1771, la sensation fut immense. » Pathétique de la situation de part et d’autre du miroir, justesse de ton des quelques paroles articulées, efficacité d’une musique conçue exprès pour cette impression d’éloignement, inventivité scénographique : tout concourt, comme l’a bien senti Brenet, à un effet général aussi surprenant qu’émouvant. Cependant chacun des ingrédients de la scène, analysé à part, ne présente qu’une grande simplicité de moyens, au service de l’effet général, de ce « pathétique attendrissant qui fait verser des larmes » comme le souligne le Mercure de France lors de la création.

La transparence est aussi celle des âmes, cette absolue sincérité originelle qui faisait rêver Jean-Jacques Rousseau

Jean Starobinski Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle

Si Marmontel se réclamait de Voltaire (tout en moralisant et en édulcorant ce prestigieux héritage), Grétry, fervent admirateur de Rousseau, fut profondément influencé par l’auteur des Confessions, sans trop s’embarrasser de la face sombre du philosophe.

La simplicité exemplaire du conte de la Belle et la Bête, notamment dans la version de Mme Leprince de Beaumont qui a inspiré le livret, implique un théâtre où les personnages sont dotés d’un caractère univoque, et qui réagissent de façon attendue aux situations où ils se trouvent : un prince vertueux, une fille dévouée jusqu’au sacrifice, un père sensible et, pour alléger le ton par instants et créer des contrastes, des sœurs frivoles et un valet aussi poltron que glouton, véritable Arlequin sous son turban oriental. Nulle duplicité, nulle complexité, chacun des personnages s’exprime avec la plus totale sincérité et se conforme au type dramatique qui est le sien.

La trame narrative, en outre, est bien connue du public et le dénouement ne crée pas la surprise. Cette simplicité d’épure, bien servie par la langue élégante de Marmontel, convient parfaitement à la plume de Grétry qui sait à merveille rendre la candeur des personnages, jusque dans leur trouble et leurs tourments. Si la leçon du conte peut être ambiguë et susciter des lectures multiples et contradictoires, sa traduction scénique et la peinture musicale des situations doivent, pour être efficaces, gommer tout arrière-plan. Il s’agit de susciter une émotion directe, née de la situation dramatique, et décuplée par la puissance expressive de la musique.

Dans l’opéra-comique, en effet, comme dans la comédie musicale plus tard, la musique intervient au moment où l’émotion est à son comble et où le dialogue parlé, pour être vrai, bascule vers l’idiome le plus invraisemblable, le chant. Ces passages critiques d’un langage à un autre sont particulièrement bien négociés par Grétry, qui pense toujours à la situation et au caractère du personnage avant de réfléchir en musicien pour savoir si son air fera appel à tel style ou suivra telle forme. L’introduction instrumentale, que l’on imagine support d’une pantomime expressive, reste souvent assez brève pour bien remplir ce rôle de simple transition entre le parlé et le chanté : quelques mesures minimales, par exemple, pour le premier air d’Ali (qui cherche à persuader son maître, en dépit des grondements de l’orchestre, que l’orage a cessé), à peine davantage pour celui de Zémire accueillant la fatale rose des mains de son père. Quand l’orchestre se fait entendre plus longtemps, c’est sans doute que la parole chargée d’émotion peine à passer les lèvres du personnage : ainsi dans le duo de Zémire et d’Ali, où l’orchestre traduit l’agitation de la jeune fille avant d’accompagner sa voix (« Je veux le voir »).

 

Grétry enfin parvient admirablement à écrire des lignes vocales qui ne semblent que le prolongement de la parole.

À propos de Zémire et Azor, il remarque, dans ses Mémoires ou Essais sur la musique : « Si vous saisissez la vérité de l’expression, la mélodie et l’harmonie lui seront subordonnées. » Au-delà des querelles théoriques entre Rameau et Rousseau sur la primauté de l’harmonie ou de la mélodie, Grétry se montre prêt à sacrifier ces deux piliers de la science musicale pour créer un véritable théâtre des sentiments. Et même lorsqu’il compose de la musique purement instrumentale, comme dans le ballet des Génies au deuxième acte, Grétry choisit le plus simple des accords, l’accord parfait majeur, lentement étagé du grave vers l’aigu, pour peindre leur magique apparition, et des mélodies épurées, pour leurs évolutions (notamment la délicate pantomime, accompagné des cordes en pizzicati).

Dans les airs, la ligne vocale suit avec exactitude l’accent de la phrase, à peine modifié par l’accent des passions. Les reprises parfois nombreuses des paroles, propres aux airs développés, apparaissent parfaitement crédibles, comme des répétitions faites sous le coup de l’émotion (l’air d’Azor, « Ah, quel tourment d’être sensible » en est un exemple particulièrement subtil). Grétry ne sacrifie jamais l’intelligibilité à la recherche d’une courbe mélodique élégante. Le moteur de l’invention est bien la structure verbale et non la structure musicale, qui arrive en second.

Quant aux accompagnements, si l’on a pu plaisanter sur leur orchestration peu étoffée (on disait qu’il était possible de faire passer un carrosse à quatre chevaux entre les violons et les basses), il s’agit encore d’un renoncement de Grétry en vue de l’efficacité scénique. Pour Brenet, « musicien essentiellement dramatique, il ne dispose pas son orchestre en vue d’un effet symphonique, mais il s’en sert pour accentuer l’expression de la déclamation. » (Michel Brenet, Grétry) En effet, ce soutien minimal libère la voix des interprètes en leur permettant de choisir, à tout instant, de chanter à pleine voix ou de se rapprocher de la parole.

Car si Grétry a pu ainsi jouer avec confiance la carte de la simplicité et de la transparence, c’est qu’il écrivait pour des interprètes d’exception.

Ce qu’il laisse au théâtre, le théâtre doit l’incarner avec autant de finesse que de conviction. Le mélange de sensibilité et de courage, de dévouement et de tendresse qui caractérise le personnage de Zémire a été conçu sur mesure, tant par Marmontel que par Grétry, pour Marie-Thérèse Laruette, alors en charge des emplois d’amoureuses. C’était elle qui avait incarné les précédentes héroïnes de Grétry, dans Le Huron, Lucile, Le Tableau parlant, Silvain, Les Deux Avares ou encore L’Ami de la maison. Le compositeur connaissait à merveille son talent dramatique, fait de passion contenue, et son art vocal plein d’agilité (dans l’air de la Fauvette) mais capable aussi de faire porter à une simple romance un monde de sentiments, ou encore de donner la réplique à un personnage comique comme Ali.

C’est cette connaissance fine des qualités de la troupe de la Comédie-Italienne qui a poussé Grétry à donner un poids dramatique singulier au rôle de Sander, écrit pour Joseph Caillot, qui avait tenu les premiers rôles d’amoureux dans Le Déserteur de Monsigny ou Tom Jones de Philidor, et incarné Le Huron et Silvain mais qui laissait alors progressivement cet emploi au ténor Clairval. Quant au rôle très important d’Ali, il faut le comprendre à l’aune de son interprète : Jean-Louis Laruette, qui avait une longue expérience de la scène (notamment sur les théâtres forains) et avait lui-même composé des comédies mêlées d’ariettes. Grétry écrit pour Ali de grands airs parodiques, convoquant les lieux communs de l’opéra (orages et chars volants) et offre des occasions de chanter en duo au couple Laruette, qui ne se mariait jamais à la fin de la pièce, n’appartenant pas au même registre, l’un sérieux, l’autre comique. C’est confiant dans les capacités d’acteur de Laruette que Grétry s’est plu à reproduire l’effet du bâillement dans le duo avec Sander où Ali, alourdi par l’ivresse, refuse de renoncer au sommeil pour suivre son maître. Les quelques notes ornementales, sur la partition, pourraient paraître anodines (« partez sans moi, je vous suivrai ») mais Laruette devait en tirer un parti très amusant, quitte à ne plus suivre à la lettre la notation musicale.

Quant au personnage d’Azor, Marmontel avait eu soin d’éviter toute bestialité dans son costume du prince enchanté (« une crinière noire et pittoresquement éparse, un masque effrayant, mais point difforme », avait-il demandé au costumier). Le dramaturge avait conseillé à Clairval, dont la beauté physique était connue du public, de se faire valoir dès ses premiers pas sur scène, sans mimer la monstruosité. « Son entrée fière et hardie ne fit que l’impression d’étonnement qu’elle devait faire », nous dit Marmontel. « J’étais dans un coin de l’orchestre et j’avais derrière moi un banc de dames de la cour. Lorsque Azor, à genoux aux pieds de Zémire, lui chanta : ‘Du moment qu’on aime / L’on devient si doux […]’ j’entendis ces dames qui disaient entre elles : ‘Il n’est déjà plus si laid’ ; et l’instant d’après : ‘Il est beau’. » On pense à Jean Marais dans la version cinématographique du conte réalisée par Cocteau… Mais, devait concéder le vaniteux Marmontel, « le charme de la musique contribuait merveilleusement à produire de tels effets. »

Une musique transparente qui, comme dans un tableau magique, révèle la vérité des âmes et la profondeur des sentiments.

	<p>Adam Perelle | Autre Vue de la Cour de Fontaines et la Galerie d'Ulisse à Fontaine-bleau  © The Metropolitan Museum of Art</p>

Adam Perelle | Autre Vue de la Cour de Fontaines et la Galerie d'Ulisse à Fontaine-bleau  © The Metropolitan Museum of Art

Raphaëlle Legrand

Musicologue et professeure à Sorbonne Université, membre de l’Institut de Recherche en Musicologie (IReMus), Raphaëlle Legrand travaille sur l’opéra et l’opéra-comique en France au XVIIIe siècle, l’œuvre musicale et théorique de Rameau, les chanteuses et les compositrices. Elle a publié Regards sur l’opéra-comique (avec N. Wild, 2002), Rameau et le pouvoir de l’harmonie (2007) et co-dirigé Sillages musicologiques (1997), Musiciennes en duo (2015), En un acte, Les actes de ballet de Jean-Philippe Rameau (avec R. M. Trotier, 2019).

Zémire et Azor

André-Ernest-Modeste Grétry

23 juin au 1 juillet 2023

Le conte de La Belle et la Bête transposé dans l’orient des Mille et Une Nuits, par l’un des plus importants compositeurs du répertoire de l’Opéra Comique et dirigé par son actuel directeur, Louis Langrée. Au plateau, Michel Fau et Hubert Barrère se font magiciens et conteurs, pour un spectacle riche en prodiges visuels et musicaux - tempête, apparitions, métamorphoses - qui ravira petits et grands.

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