Entretien croisé Missy Mazzoli / Royce Vavrek - Breaking the waves

Dans une stricte communauté calviniste du nord de l’Écosse, la jeune Bess qu’anime une ferveur mystique s’éprend d’un étranger qui travaille sur une plate-forme pétrolière. Peu après leur mariage, Jan réchappe à un accident. Désormais paralysé, il pousse Bess à chercher le plaisir auprès d’autres hommes...

Publié le 18 mai 2023
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Efficacité du livret, lyrisme musical et puissance évocatrice se conjuguent dans la vibrante traduction scénique de Tom Morris. Menés par Mathieu Romano, l’Orchestre de chambre de Paris, l’ensemble Aedes et une distribution hors pair servent cet opéra d’une densité exceptionnelle.

Missy Mazzoli, compositrice et Royce Vavrek, librettiste de l'œuvre se confient dans un entretien croisé.

	<p><em>Breaking the Waves</em>, Missy Mazzoli/Royce Vavrek © James Glossop</p>

Breaking the Waves, Missy Mazzoli/Royce Vavrek © James Glossop

Après le succès de votre première collaboration, Song from the Uproar (2012), votre processus créatif a-t-il changé ou évolué avec Breaking the Waves ?

Missy Mazzoli : Breaking the Waves est une œuvre d’une tout autre espèce que Song from the Uproar, en ce sens que la narration y est beaucoup plus concrète et l’arc dramatique plus défini. Notre collaboration s’est donc concentrée sur le récit et les moyens de distinguer clairement chaque personnage et chaque thème. Désormais, nous nous connaissons vraiment bien, et cela donne lieu à un partenariat créatif très riche et exaltant. Nous pouvons nous appuyer sur les forces l’un de l’autre mais nous osons aussi nous dire quand une phrase du livret ou un passage musical ne fonctionne pas. Ces quatre dernières années, nous avons beaucoup évolué en tant qu’artistes, à la fois grâce à notre travail sur Uproar et à d’autres projets, mais aussi parce que nous allons voir de nouveaux spectacles presque tous les deux jours. Nous avons donc élargi notre vocabulaire créatif et notre cadre de références commun de manière exponentielle et nous sommes plus souvent prêts à prendre des risques dans tous les aspects de notre travail. 

Avec Breaking the Waves, le réalisateur Lars von Trier a une esthétique si particulière et si ancrée dans le genre cinématographique qu’on peut se demander : pourquoi avoir adapté cette histoire ?

Royce Vavrek : J’ai adoré ce film de Trier dès la première fois que je l’ai vu, à l’âge de 14 ans. Je me souviens que c’était chez un copain, sur une minuscule télévision, pas idéal pour prendre la mesure de toutes ses qualités cinématographiques. Ce qui a saisi mon imagination, c’est l’histoire et le jeu des acteurs. Maintenant que moi aussi, je raconte des histoires, je constate que je suis souvent emporté par cette magie qui réside dans la manière dont les gens les transmettent. Quand je m’éprends de certaines histoires, ma vie n’est plus qu’un long dialogue avec elles. Et le résultat, c’est que j’ai parfois envie de les retranscrire dans mon propre langage artistique. Il me semblait que Breaking the Waves offrait la possibilité de nouveaux moyens d’expression, et que nous pouvions les convoquer. Avec cette adaptation, nous avons créé quelque chose qui nous appartient, mais dont le catalyseur est le génie de la création de von Trier.

Au-delà de votre fascination pour cette histoire, comment avez-vous transformé la matière d’origine, intentionnellement ou non, pour l’adapter à l’opéra ?

Missy Mazzoli : l’une des plus puissantes caractéristiques de l’opéra, c’est sa capacité à communiquer simultanément plusieurs couches d’émotions. Il me semblait que j’allais pouvoir explorer la psychologie des personnages de manière très profonde et très complexe parce que j’allais utiliser la musique comme principal moyen d’expression. C’est en cela que notre opéra se distingue du film, qui soulignait moins d’aspects en même temps. Dans l’opéra, la musique intensifie la trame narrative mais elle subvertit ou contredit aussi ce que l’on attend de l’histoire, d’un point de vue émotionnel, et ce avec l’intention de mettre en lumière la vie intérieure de chaque personnage. Et j’ai aussi relié des thèmes et des motifs à travers toute l’œuvre afin d’associer des personnages et des événements de manière inattendue. Royce, James [Darrah] et moi-même avons dû trouver des moyens novateurs de traduire l’intimité des nombreux close-ups du film, étant donné qu’un opéra se déroule toujours à une certaine distance du public et qu’il est impossible de montrer les visages des chanteurs. Nous avons donc choisi l’aria comme version opératique du close-up, et souvent des moments de solos instrumentaux ou des passages a cappella ou encore des motifs répétés pour donner un sentiment de proximité ou de tendresse qui peut être communiqué depuis la scène jusqu’au tout dernier rang du théâtre.

À la lumière de votre voyage en Écosse pour préparer ce projet, sponsorisé par Opera Philadelphia, comment avez-vous saisi les lieux dans la partition et dans le livret ?

Missy Mazzoli : Si le film a été tourné à divers endroits en Écosse et aussi au Danemark, nous avons choisi situer notre opéra exclusivement sur l’Île de Skye, au nord de l’Écosse. Quand nous avons visité l’Île de Skye, j’ai immédiatement été frappée par la force sonore et la violence du paysage. Il y avait d’immenses formations rocheuses surgissant au milieu de la luxuriance des prairies et des étendues de verdure apparemment infinies qui tombaient de manière spectaculaire depuis les falaises dans l’océan. J’avais envie de capturer le caractère dramatique de ce paysage dans la musique elle-même, de la même manière qu’une œuvre comme Peter Grimes capture le son de la mer, même dans les passages purement instrumentaux. Pendant notre voyage à Skye, je suis parvenue à entendre clairement les débuts de l’opéra, avec cet accord massif et grave qui contient le son des vagues, des rochers, des cloches de l’église et toute la violence sensuelle de ce paysage si unique.

Royce Vavrek : Aller à Skye a permis de décrypter plusieurs aspects du film et a permis aussi à l’opéra de s’ancrer dans un environnement précis. Bien que sur l’île, beaucoup de choses aient évolué durant ces quatre dernières décennies, les habitants avec qui nous avons parlé nous ont dit que l’esprit des lieux était resté intact. Il était important pour nous d’aller sur les traces de nos personnages : de marcher jusqu’à Neist Point, d’entrer dans l'une de ces petites cabines téléphoniques rouges qui surgissent dans le paysage, de nous mêler aux moutons, plus nombreux que les gens. Cela a rendu beaucoup plus riche l’univers que nous étions en train de créer.

En tant qu’artistes impliqués dans l’opéra contemporain, quelle importance accordez-vous au croisement entre public d’aujourd’hui et actualité des thèmes ?

Royce Vavrek : Lorsque je vais à l’opéra, et au théâtre en général, je suis avide des expériences les plus diverses. Il est important de continuer à créer des œuvres qui explorent les nombreuses facettes de l’existence. Le passé nous dit tout de ce que nous sommes aujourd’hui en tant que société, et il est crucial de se souvenir d’où nous venons. Quand nous commençons à écrire un opéra, c’est impossible de savoir à l’avance quels thèmes seront dans l’air du temps. En l’occurrence, pour ce projet, nous avons commencé trois ans à l’avance… Mais nous savions que nous détenions une histoire puissante qui pourrait toucher un public moderne, et, nous l’espérons, un public futur. Les thèmes émotionnels de cette œuvre – la loyauté, la foi, la bonté – ne sont pas amarrés à un lieu et à une époque spécifique. Ils sont l’expression d’une expérience purement humaine.

Breaking the waves

Missy Mazzoli et Royce Vavrek

28 au 31 mai 2023

Inspiré du film primé à Cannes de Lars Von Trier, cet opéra de Missy Mazzoli et Royce Vavrek a reçu en 2017 l’international Opera award pour la meilleure création. Une distribution hors pair sert cette œuvre d’une densité exceptionnelle, où la foi et l’amour entraînent l’héroïne dans un sacrifice à contre-courant de la morale commune.

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