Ángel Rodríguez © Fernando Marcos / Edward Clug © Marta Tiberiu
Qu’est-ce qui vous a motivés à accepter la proposition de l’Opéra national du Capitole de chorégraphier ces deux partitions de Gluck ?
Ángel Rodríguez : J’ai aussitôt accepté Sémiramis car j’ai trouvé ce projet très beau. La musique de Gluck est infiniment inspirante, baroque dans son essence, et j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de la transférer à notre époque, avec une approche différente et plus abstraite. Gluck a peu composé pour la danse, et c’est une occasion à ne pas manquer.
Edward Clug : Face à Don Juan, j’ai d’abord hésité puis je me suis souvenu que j’avais été confronté à une situation similaire lorsque j’avais été invité à chorégraphier le Stabat Mater de Pergolèse. Dans les deux cas, il s’agissait de sujets précis qui nécessitent une certaine approche chorégraphique. Réfléchir à des thèmes classiques dans une perspective contemporaine est un aspect essentiel de mon travail et j’ai décidé de me lancer dans cette nouvelle création avec le Ballet du Capitole. En outre, c’est un privilège de collaborer avec le maestro Jordi Savall qui est l’initiateur du projet.

Sémiramis & Don Juan I L’Opéra du Capitole © David Herrero
Au XVIIIe siècle, ces deux ballets ont été créés dans des chorégraphies alors très novatrices de Gasparo Angiolini. Le fait de travailler sur des ouvrages si audacieux pour leur époque vous conduit-il à suivre vous-mêmes une veine réformatrice ?
A. R. : Pour moi, la création de Sémiramis est un défi. La partition de Gluck est plutôt courte pour raconter l’histoire de ce mythe, aussi nuancée que peut l’être la vie. J’ai choisi de rechercher et d’étudier le personnage en essayant de le transférer à notre époque, et d’exprimer une idée de cette femme. Cela m’a amené à consacrer l’œuvre à la Femme, à l’essence féminine, en la transformant en une pièce dirigée par des femmes, en construisant un univers sans différences, où les hommes et les femmes ne font qu’un, où la femme montre sa force vitale en tant qu’être humain, avec ses erreurs et ses vertus. On pourrait penser que Sémiramis se transforme à nouveau en une création réformatrice.
E. C. : La structure musicale du Don Juan de Gluck est contrainte par une série de pièces plutôt courtes qui rappellent un divertissement de ballet. Si vous enlevez le titre, vous pouvez simplement écouter cette musique selon ce qui semble être son but : danser. L’intrigue a été ajoutée sous une forme de pantomime et ne peut avoir aujourd’hui la même signification. Mon intention est d’inventer une nouvelle forme qui me permette d’entrer dans la composition de Gluck tout en trouvant une manière d’envisager mon Don Juan. Entrer dans un dialogue avec le passé m’offre l’opportunité de réfléchir à son influence persistante sur le présent.

Edward Clug en répétition de Don Juan avec Natalia de Froberville, Kayo Nakazato et Sofia Caminiti. © Jérémy Leydier
Allez-vous conserver l’argument original et le langage narratif de Calzabigi ? Sous quel angle comptez-vous aborder l’œuvre ?
A. R. : Mon ballet sera dépourvu d’intrigue. Je l’ai davantage pensé du côté abstrait, en construisant une trame tissée du poids de la sensibilité qui s’entremêle peu à peu avec des fils qui forment un tissu et créent un tout. Une masse qui évolue tout au long de l’œuvre, étroitement liée à la musique et exprimant l’instinct de la femme, un instinct sensible, fort, avec du caractère, qui se construit en tant qu’être humain à chaque instant, chaque jour, dans chaque histoire. Soutenus par une magnifique structure scénographique qui évolue tout au long du ballet, les danseurs sont élevés vers le sublime. Une sensation de vertige constant et de cheminement incessant construit l’histoire de toutes et de tous sans que nous en soyons conscients, comme l’histoire de nos vies tout au long des siècles.

Séramis & Don Juan I L’Opéra du Capitole I © David Herrero
Depuis le XVIIe siècle, les versions et adaptations du mythe de Don Juan ont été si nombreuses dans tous les domaines de l’art qu’il semble difficile d’en renouveler l’approche…
E. C. : À moins de se détacher de l’attendu et de trouver de nouveaux sens en utilisant des moyens inattendus. Lorsqu’on aborde un thème très populaire, on souhaite éviter les pièges du banal et des clichés tout en gardant un rapport étroit avec l’histoire et son héros. C’est un défi et l’inspiration vient généralement de cette lutte. Je souhaite représenter le monde de Don Juan par une allégorie dansée qui fusionnera les éléments de la tradition et l’esthétique contemporaine. Je n’ai pas l’intention de suivre littéralement l’histoire de Molière ou le livret de Calzabigi qui s’en est inspiré ; j’imagine plutôt une action qui traiterait l’histoire de manière symbolique.

Ángel Rodríguez fait répéter Sémiramis à Sofia Caminiti et Ramiro Gómez Samón. © Jérémy Leydier
Qu’est-ce qui caractérise votre style chorégraphique, votre univers et celui de vos équipes artistiques ?
A. R. : Pour moi, l’émotion est essentielle : comment émouvoir avec le mouvement, capter de manière poétique et sensible ce qui m’amène à créer l’œuvre, qu’elle soit argumentée ou abstraite ? Avec mon équipe, je recherche toujours ce point de connexion où l'on peut se comprendre et réaliser un travail homogène. Une belle esthétique doit toujours coïncider avec l’émotion. La scénographie, les costumes et l’éclairage doivent faire partie d’un tout et ainsi, transmettre ensemble ce qui m’a guidé tout au long du parcours de création. C’est pourquoi il est capital que je me sente émotionnellement connecté tout au long du processus créatif avec les personnes avec qui je travaille.
E. C. : Je communique avec le spectateur dans une langue qu’il ne connaît pas mais qu’il comprend d’une manière ou d’une autre. La beauté de la danse réside dans son pouvoir de communiquer des fréquences abstraites qui résonnent comme familières lorsque nous les expérimentons. Avec un sujet comme Don Juan, les gens viendront forcément avec des attentes liées à leur expérience et à leur connaissance du héros. Je les invite à redécouvrir d’un point de vue différent quelque chose qui leur est familier. Leur participation à ce dialogue leur offre une nouvelle expérience qui, espérons-le, enrichira leurs attentes. Lorsque j’aborde un nouveau ballet, je travaille en très étroite collaboration avec chaque membre de l’équipe. Parfois, c’est la musique qui dicte mon approche, parfois l’espace ou les costumes. Nous essayons d’éviter les règles établies et nous recherchons toujours de nouvelles solutions. Ce Don Juan constitue un processus très spécial pour nous tous. Nous sommes enthousiastes de nous lancer dans cette nouvelle tentative de dévoiler le mystère de ce mythe.
Propos recueillis par Carole Teulet, dramaturge à l'Opéra national du Capitole
Pour aller plus loin
Vous voulez en apprendre plus sur la création de Sémiramis & Don Juan ?
Regardez cet entretien vidéo des deux chorégraphes avec Beate Vollack, directrice de la danse de l'Opéra national du Capitole de Toulouse.

Entretien avec les chorégraphes Edward Clug et Ángel Rodríguez I Opéra national du Capitole