Ambroise Thomas en son temps : petite histoire de la fosse d’orchestre en France

Par Agnès Terrier

Publié le 12 janvier 2022
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Pour les amateurs d’art lyrique, la fosse d’orchestre est ce lieu profond d’où émane une musique dont les exécutants ne sont visibles que des balcons des théâtres. Plongés dans l’obscurité de la salle, nous concentrons notre attention sur la vision scénique et les surtitres.

La grande affaire des répétitions est d’ajuster la balance entre le plateau et l’orchestre, les chanteurs travaillant leur projection vocale, le chef déterminant la hauteur de la fosse pour atténuer son niveau sonore, si bien que certains musiciens prennent souvent place sous l’avant-scène. Visible de tous les interprètes, à défaut de l’être vraiment du public, le chef est filmé par une caméra fixée sous l’avant-scène : son image est retransmise en coulisses pour les régisseurs, et sur divers moniteurs télé accrochés au cadre de scène pour les chanteurs.

Les ouvrages joués actuellement dans nos théâtres semblent avoir été composés pour cette configuration si rationnelle. Or, il n’en est rien, en particulier pour le répertoire français.

Asseyons-nous dans un théâtre de l’Ancien Régime.

La salle est éclairée aux chandelles : il est donc impossible d’éteindre pendant la représentation. Au centre, une balustrade sépare l’orchestre du parterre, lequel accueille le public modeste qui assiste au spectacle debout. De plain-pied avec ces spectateurs, les musiciens profitent de l’éclairage ambiant. Ils s’assoient côté à côte, face à de longs pupitres où reposent leurs partitions. L’un d’eux assure la coordination du groupe : le claveciniste mène l’exécution de la basse continue, où l’improvisation complète l’état délibérément lacunaire de la partition ; le premier violon se lève pendant les tutti instrumentaux. L’un ou l’autre est le maître de chapelle, ou le compositeur de l’œuvre. C’est dans ces conditions que Monteverdi, Purcell, Vivaldi, Handel, Haydn ou Mozart dirigent leurs opéras.

À l’Académie royale de musique (premier nom de l’Opéra de Paris), le puissant Jean-Baptiste Lully obtient en 1672 un privilège absolu sur le genre lyrique. Il exerce les fonctions de directeur et de compositeur. Il réalise rapidement que la direction d’orchestre doit être confiée à une seule personne, extérieure à l’orchestre. En effet, les musiciens n’accompagnent pas seulement les chanteurs postés à l’avant-scène, mais aussi les mouvements de machinerie, les chœurs et les danses caractéristiques de l’opéra à la française : la tragédie en musique. Lully met donc en place une fonction spécifique, qui tient autant de la direction musicale que de la régie de spectacle : celle de batteur de mesure. Ce véritable pilote frappe au sol le rythme de la musique avec une canne. Il occupe le centre du dispositif, contre la scène sur laquelle il pose sa partition. Tourné vers les chanteurs, les danseurs et les machinistes, il se tient dos à la vingtaine de musiciens de l’orchestre, lesquels jouent de façon à bien le voir, et surtout à projeter vers le plateau et les coulisses les sons de leurs instruments. Le batteur ne se tourne vers l’orchestre et la salle que pour diriger l’ouverture de l’œuvre.

Après la mort de Lully (d’une blessure gangrenée, causée par un violent coup de canne donné sur le pied en dirigeant son Te Deum), les batteurs de mesure de l’Académie seront en général d’anciens premiers violons, souvent des compositeurs habiles à arranger les ouvrages anciens au goût du jour. L’orchestre de l’Académie, le plus grand d’Europe, ne cessera d’augmenter en effectifs et en variété. La quarantaine de musiciens pour lesquels compose Jean-Philippe Rameau à partir des années 1730 a plus que jamais besoin d’être coordonnée par un batteur visible et audible de tous. Bien sûr, dans l’organisation de concerts publics qu’est le Concert spirituel, fondé en 1725, il en va autrement : le premier violon mène la symphonie pendant tout le siècle, procédé approuvé par Jean-Jacques Rousseau. Mais le théâtre a ses contraintes, lesquelles ne gênent cependant aucunement le développement de l’expressivité instrumentale.

Au milieu du siècle des Lumières, la Querelle des Bouffons oppose partisans du répertoire italien bouffe et défenseurs de la tragédie lyrique. Parmi les détracteurs de celle-ci, Rousseau est particulièrement virulent : comme la langue française n’a pas d’accent, prétend-il, l’absence de mesure de sa musique rend malheureusement nécessaire l’emploi d’un batteur, véritable « bûcheron » selon le mot de Melchior Grimm, dont le bruit décourage les mélomanes. Dans son Dictionnaire de musique, Rousseau dénonce le « mauvais emplacement du maître [chef] qui, sur le devant du théâtre [contre l’avant-scène] et tout occupé des acteurs, ne peut veiller suffisamment sur son orchestre, et l’a derrière lui au lieu de l’avoir sous les yeux ».

C’est pourtant la disposition qu’adopte l’Opéra-Comique en s’installant à la Comédie-Italienne en l’Hôtel de Bourgogne, en 1762. C’est celle que conserve cette institution, de même que l’Opéra, lorsqu’ils présentent l’un et l’autre leurs spectacles à la Cour. C’est celle enfin que Gluck gardera en s’installant à Paris en 1774, se contentant de réorganiser les quelque soixante symphonistes de l’Opéra en pupitres répartis en éventail autour du batteur, et de disposer contre la balustrade les contrebasses, violoncelles et bassons afin de soutenir l’ensemble. Lorsque des postes de solistes sont créés dans les orchestres en 1798, les musiciens – dont les noms figurent sur les affiches au côté de ceux des chanteurs et danseurs – jouent leurs solos debout : la fosse n’est guère profonde et l’orchestre n’a jamais été autant mis en lumière. Il en va de même à l’Opéra-Comique qui compte alors une quarantaine de musiciens. Son compositeur vedette, André-Modeste Grétry, déplore d’ailleurs la battue sonore « destructrice de toute illusion ». Il préconise dans ses Mémoires de dissimuler l’orchestre en couvrant la fosse : une mesure qu’adoptera Richard Wagner à Bayreuth.

En 1800 apparaît, dans les documents administratifs, le terme chef d’orchestre. L’enjeu de la profession, c’est désormais l’autorité : il faut l’imposer aux effectifs des orchestres – bientôt quatre-vingt artistes à l’Opéra – et elle est devenue nécessaire en raison de la difficulté des partitions, dont le langage s’est développé et la notation précisée.

En 1817, les musiciens de l’Opéra demandent au directeur du théâtre l’abolition du bâton sonore, qu’ils estiment humiliant. Mais le grand Gaspare Spontini, dont on joue La Vestale, refuse catégoriquement. On imagine aussi un moment de supprimer la fonction de chef, le premier violon suffisant à mener efficacement le quintette des cordes. Mais alors, se demandent directeurs, compositeurs et régisseurs, que deviendrait la cohésion du plateau ? De fait, l’usage français tend à se diffuser en Europe : Weber l’applique à Dresde en 1817, Spontini à Berlin en 1820, et Wagner le conservera pour diriger le répertoire français en Allemagne.

François-Antoine Habeneck prend la direction de l’orchestre de l’Opéra en 1819. Ancien premier violon, il bat la mesure avec son archet, à l’italienne. Si sa battue est moins sonore, c’est qu’il impose une discipline de fer à ses anciens collègues. À l’Opéra comme à la Société des concerts, qu’il crée en 1828 pour faire découvrir Beethoven aux Parisiens, Habeneck dirige d’après sa partition de premier violon, sur laquelle figurent en rouge les entrées des pupitres et les paroles du livret. C’est l’époque où le jeune Hector Berlioz vient se former au premier rang du parterre de l’Opéra, presque à hauteur des musiciens. La salle, où le jeu social bat son plein, est toujours brillamment éclairée, même depuis qu’on a remplacé les lampes à huile par le gaz, à la fin des années 1820. Hauteur de la fosse et lumière ambiante conviennent aux « symphonistes » romantiques : les mariages sont fréquents entre membres de l’orchestre et danseuses du ballet… En revanche, les spectateurs du parterre – masculins jusqu’à la fin du siècle – se plaignent de la hauteur des contrebasses, et ce d’autant que les tutus raccourcissent… Le spectacle se développe : changements de décors à vue, grands ballets, fanfares scéniques et mouvements de chœurs sont coordonnés grâce aux coups frappés par le chef sur l’habitacle du souffleur (un métier certainement éprouvant...).

De retour d’une tournée de concerts en Allemagne, Berlioz remplace l’épais bâton de direction français par une fine baguette blanche offerte par Mendelssohn. Dans son traité Le Chef d’orchestre, Théorie de son art, il dénonce les coups comme une « barbarie » et plaide pour l’installation d’un appareil commandé du pied et qui transmettrait la battue en coulisse. Il préconise la direction debout, des gestes latéraux, des regards expressifs, le tout en suivant la partition d’orchestre complète. Mais lors de leurs séjours parisiens, Rossini, Donizetti, Verdi ou Wagner font répéter les orchestres selon l’usage, assis derrière l’habitacle et concentrés sur la scène. Ils assistent aux créations de leurs œuvres dans ces conditions pour lesquelles tout le répertoire est écrit.

	<p>Verdi conduisant l'orchestre de l'Opéra à la première représentation d'Aïda, par Adrien Marie, 1880. BnF</p>

Verdi conduisant l'orchestre de l'Opéra à la première représentation d'Aïda, par Adrien Marie, 1880. BnF

À la fin du siècle, les progrès techniques et le développement de l’orchestration précipitent conjointement le changement.

Un an après la création de Carmen, en 1876, le théâtre de Wagner ouvre à Bayreuth avec une disposition moderne. Si ce n’est que, Wagner ayant reculé le pupitre de direction afin d’orienter l’orchestre vers la salle, il a pris soin de creuser la fosse et de la couvrir...

Dans les années 1880, l’installation de l’électricité dans les théâtres permet de relayer le chef par des signaux lumineux en coulisses : cette innovation majeure entraîne enfin la disparition de la battue sonore. Elle va aussi rendre possible l’éclairage des pupitres lorsqu’on commencera à éteindre les salles pendant les spectacles au début du siècle suivant. Autre invention cruciale, le téléphone permet de transmettre le son de l’orchestre dans les coulisses et au fond de la scène : ce sera le moyen de redéployer le jeu scénique sur le plateau et d’éloigner les chanteurs des « feux de la rampe ».

	<p>Charles Lamoureux salue le public de l’Opéra à l’issue de la première de Lohengrin à Garnier, illustration de presse de Paul Destez, 1891. BnF</p>

Charles Lamoureux salue le public de l’Opéra à l’issue de la première de Lohengrin à Garnier, illustration de presse de Paul Destez, 1891. BnF

En 1891, Lamoureux dirige Lohengrin à l’Opéra Garnier : la complexité de la partition l’a amené à reculer son pupitre au milieu de l’orchestre. Le pas est franchi à l’Opéra-Comique en 1898 : pour le néo-wagnérien Fervaal de Vincent d’Indy, le directeur musical André Messager fait opérer un demi-tour complet à ses effectifs orchestraux, et il recule son pupitre pour venir s’adosser à la balustrade. Des témoins craignent alors qu’il perde le contact avec les chanteurs. Pourtant il va persévérer pour chaque création de partition nouvelle : c’est ainsi que seront jouées Cendrillon de Massenet, Louise de Charpentier, Pelléas de Debussy. Les ouvrages du répertoire demeureront, eux, exécutés à l’ancienne par le second chef de l’Opéra-Comique, Luigini, jusqu’à sa retraite en 1906.

En 1905, Henri Büsser, qui a été l’assistant de Messager, exporte le procédé à l’Opéra Garnier pour une de ses partitions. Le changement est ratifié par la commission de l’orchestre en 1907, et mis en œuvre par Messager lorsqu’il prend ses fonctions de directeur de l’Opéra début 1908.

	<p>Une répétition de La Tosca à l'Opéra-Comique en 1903 : Giacomo Puccini, Victorien Sardou, Tito Ricordi, Albert Carré et le traducteur Paul Ferrier sont assis au parterre de la salle Favart, André Messager est à son pupitre de direction. BnF</p>

Une répétition de La Tosca à l'Opéra-Comique en 1903 : Giacomo Puccini, Victorien Sardou, Tito Ricordi, Albert Carré et le traducteur Paul Ferrier sont assis au parterre de la salle Favart, André Messager est à son pupitre de direction. BnF

Orientation vers le plateau et basses entourant l’orchestre : telle est donc la disposition pour laquelle a été composé tout le répertoire français, jusqu’en 1898 à l’Opéra-Comique, jusqu’en 1907 à l’Opéra. C’est aussi la disposition dans laquelle s’est développée l’école française de chant, et qui a favorisé une merveilleuse connivence entre les artistes du plateau et ceux de l’orchestre, entre les voix et les instruments. Elle explique certainement en partie ce qui fait le propre de la musique française : le raffinement, l’inventivité et la clarté de l’orchestration.

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