À lire avant le spectacle | Faust

Par Agnès Terrier, dramaturge de l'Opéra-Comique

Publié le 15 juin 2025
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Entre 1852 et 1870, les deux décennies du Second Empire voient la société française se métamorphoser. L’essor industriel et commercial est favorisé par la presse, les chemins de fer, les expositions universelles, les travaux d’urbanisme qu’encourage un régime enclin au libéralisme. Dans les spectacles, la législation s’allège, de nouvelles compagnies et salles voient le jour.

C’est dans ce contexte que naît à Paris, épicentre de la création artistique, une nouvelle scène lyrique. De chaque côté du boulevard des Italiens trônent déjà les deux institutions officielles que sont l’Opéra (rue Le Peletier), voué aux arts académiques, et l’Opéra- Comique (rue Favart), dont le répertoire accessible et de dimensions plus modestes rayonne en province et à l’étranger, de sorte qu’on qualifie son genre d’« éminemment national ».

Mais Berlioz, Adam et d’autres rêvent d’un troisième théâtre, soumis à moins de contraintes, ouvert aux audaces créatives. Il prend forme en 1851 sous le nom de Théâtre-Lyrique. Situé boulevard du Temple jusqu’en 1862, puis place du Châtelet, il accueille de jeunes compositeurs, des projets originaux, et les versions françaises de chefs-d’oeuvre étrangers.

Son jeune directeur Léon Carvalho repère Charles Gounod : lauréat du Prix de Rome, lancé par la grande cantatrice Pauline Viardot, ce quasi quadragénaire a créé deux ouvrages à l’Opéra, sans succès, et n’a donc pas donné toute sa mesure. Pour Gounod, c’est une aubaine : Carvalho dirige une excellente troupe où brille son épouse, la soprano Caroline Miolan-Carvalho. Il finance de beaux décors et costumes, et il règle de magistrales « mises à la scène » – il est l’un des premiers metteurs en scène français.

Depuis près de vingt ans, Gounod nourrit un rêve : faire un opéra du premier Faust de Goethe (1808). Ce drame métaphysique et injouable, présenté par Mme de Staël dans De l’Allemagne dès 1810, a été traduit en français en 1823, et par Nerval en 1828. Surpassant dès lors la pièce élisabéthaine de Marlowe (1604), il obnubile les romantiques.

Francophone, le Sage de Weimar a loué la version de Nerval : « dans cette traduction française, tout reprend fraîcheur, nouveauté et esprit », puis apprécié l’envoi par Berlioz des Huit scènes de Faust (1829). Son drame est également popularisé par dix-sept lithographies de Delacroix (1827), une adaptation co-écrite par Nodier pour le Théâtre de la Porte Saint-Martin (1828) et huit toiles d’Ary Scheffer (1831-1858) qui figent Marguerite en « créature blonde, idéale, avec un air angélique » (Saint- Saëns).

« D’étranges idées me passent par l’esprit quand je pense que Faust a de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain ! » s’est étonné Goethe.

L’engouement est encore plus général après sa mort en 1832. Les adaptations scéniques fleurissent avec, en France, la légende dramatique de Berlioz (1846) et un drame fantastique de Michel Carré, interprété par Frédéric Lemaître (1850).

L’Opéra et l’Opéra-Comique pourraient tirer parti de la couleur gothique du sujet – le Faust historique est mort vers 1540 – et du potentiel visuel des prodiges de Méphistophélès. Mais ces institutions ne sauraient tolérer sur leurs scènes le mélange des genres (drame, farce et philosophie) non plus que l’héroïne infanticide, le démon railleur et l’anti-héros qu’est Faust : tout cela convient mieux aux théâtres de boulevard.

Avec ce mythe porté par l’esprit de Goethe et les mots de Nerval, Gounod a noué une relation intime. À l’instar de Faust, il se sent duel, tiraillé entre la foi et la sensualité, ce qui l’a amené à hésiter entre aspiration spirituelle et vocation théâtrale. Dès 1855, il travaille avec l’excellent librettiste Jules Barbier, d’après la pièce de Carré : Marguerite gagne en pathos, Faust se donjuanise, Méphisto tourne au boulevardier. La portée métaphysique disparaît au profit d’une tonalité sulpicienne. Et Gounod, qui n’aime rien tant que les opportunités sentimentales et religieuses, commence à écrire ce qui va devenir, dans le monde entier, la version la plus accessible et la plus populaire du mythe.

Carvalho accueille avec sympathie ce projet ni opéra ni opéra-comique, mais de « demi-genre » comme on dit alors. Dialogues parlés, numéros chantés et mélodrames (parole superposée à l’orchestre) servent une intrigue en un prologue (le pacte) et quatre actes, qui alterne scènes intimistes et tableaux collectifs. Carvalho supervise le tout, faisant refaire plusieurs fois le grand air de Méphisto à l’acte I, coupant un duo ici, un trio là, amenuisant les personnages secondaires, inversant des scènes pour favoriser les changements de décors, supprimant le tableau du Harz pour garder une durée de soirée convenable (19h30-minuit à l’époque), changeant de Marguerite, puis de Faust. Lors d’une soirée musicale chez le peintre Ingres, il convainc même Gounod de remplacer un air de Valentin par le fameux choeur des soldats, initialement destiné à un autre opéra. Impossible de résister : ainsi va alors la création lyrique.

Entretemps Gounod traverse une dépression nerveuse fin 1857. Puis la Porte Saint-Martin annonce son propre Faust. Pour patienter, l’équipe adapte Le Médecin malgré lui de Molière et le crée au coeur d’une saison qui présente aussi Les Noces de Figaro et L’Enlèvement au sérail.

La première de Faust, « une des plus sensationnelles qu’on ait vues » (Saint-Saëns) a lieu le 19 mars 1859 sous la direction de Deloffre, avec Caroline Miolan-Carvalho en Marguerite, Balanqué en Méphisto, Barbot en Faust (remplaçant Guardi), Mlle Faivre en Siebel, Raynal en Valentin. Le jeune Delibes a oeuvré comme chef de chant, le jeune Massenet est timbalier dans l’orchestre. Dans la salle se pressent Viardot, Berlioz, Auber, Reyer, Delacroix, Vernet, Pasdeloup, etc. Miolan-Carvalho s’impose comme l’interprète idéale de Gounod dont elle créera ensuite la Mireille et la Juliette. Public et critique, d’abord surpris, sont progressivement séduits. D

’autant que les modifications continuent : « Pendant des années, racontera Saint-Saëns, à chaque reprise de l’ouvrage, à chaque saison théâtrale, l’infatigable directeur apportait de nouvelles idées, et les auteurs, n’osant lui résister, se remettaient au travail. » En 1868, le Théâtre-Lyrique cumulera 306 représentations. Entretemps, l’oeuvre a commencé à être donnée en province – dès 1860 à Strasbourg sous forme d’opéra (avec récitatifs remplaçant les dialogues parlés) – ainsi qu’à l’étranger : dès 1861 en Allemagne sous le titre Margarethe (Wagner déclare n’avoir « jamais entendu une oeuvre aussi maladroite, ennuyeuse, vulgaire » !), en 1862 à la Scala de Milan, en 1863 à Chicago, à Londres (l’oeuvre y gagne l’air de Valentin, « Avant de quitter ces lieux »), etc.

Lors de la faillite du Théâtre-Lyrique, l’oeuvre passe à l’Opéra dans une version « grand opéra » augmentée – au tableau de Walpurgis – de l’incontournable ballet qu’exige l’institution. Saint-Saëns a refusé de l’écrire ; Gounod s’y résout, contrarié dans ses convictions religieuses. Elle est créée le 3 mars 1869 sous la direction de Georges Hainl, avec Christine Nilsson, Jean-Baptiste Faure et Colin. Malgré les réserves des mélomanes à l’égard de ce format trop vaste pour un drame si intime, Faust va désormais être joué dans cette version.

S’il ne peut inaugurer le Palais Garnier en 1875 en raison d’une défaillance de Nilsson, il ouvre le Metropolitan Opera de New York en 1883. Pendant plus d’un siècle, il est l’opéra le plus joué à Paris (à l’Opéra-Comique une fois, en novembre 1939). Signe de sa popularité, l’air des bijoux est le seul qu’interprète jamais la Castafiore, protagoniste apparue en 1939 dans Les Aventures de Tintin, dans l’emploi de dea ex machina. Hergé fait ainsi de Marguerite le personnage emblématique de l’art lyrique, et de Faust l’opéra par excellence.

Autoportrait de Gounod en artiste romantique, Faust méritait de retrouver sa forme originelle, ainsi que son esprit tout en vertige et mobilité, à l’instar de l’aventure du protagoniste comme du vécu du compositeur. L’édition critique de Paul Prévost a permis que ce projet advienne à l'Opéra-Comique, appuyé par le Palazzetto Bru Zane et dans une production portée par l'Opéra de Lille.

Louis Langrée et Denis Podalydès orchestrent, avec la complicité d’Éric Ruf, de Christian Lacroix et des interprètes, le retour du théâtre dans une partition que l’on croyait bien connaître, et l’avènement d’une véritable oeuvre d’art totale à la française.

« Si l'imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel tel que l'on a souvent décrit le chaos matériel, le Faust de Goethe devrait avoir été composé à cette époque. Il ne faut y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l'art qui choisit et qui termine. Mais on ne saurait aller au-delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. »

Germaine de Staël De L'Allemagne, 1810 (1814)

Direction musicale, Louis Langrée • Mise en scène, Denis Podalydès • Décors, Éric Ruf • Costumes, Christian Lacroix • Avec Julien Dran , Jérôme Boutillier, Vannina Santoni, Lionel Lhote, Juliette Mey, Marie Lenormand, Anas Séguin, Léo Reynaud, Alexis Debieuvre, Julie Dariosecq, Elsa Tagawa • Choeur Opéra de Lille • Orchestre National de Lille

Faust

Charles Gounod

21 juin au 1 juillet 2025

Le vieux docteur Faust regrette de n’avoir vécu que de science et de métaphysique. Le diable l’entend et son émissaire Méphistophélès se présente avec une proposition séduisante : la jeunesse lui sera offerte, en la personne de Marguerite, s’il accepte de se mettre à son service plus tard, dans l’autre monde…

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Argument

Prologue

Seul dans son cabinet de travail, le vieux Docteur Faust réalise qu’il ne sait rien. Il aspire à mourir mais au-dehors, des chants l’incitent à accepter sa condition. Ses élèves Wagner et Siebel viennent lui annoncer qu’ils quittent l’étude pour profiter de leur jeunesse, ce qui provoque une nouvelle crise. Faust maudit son existence et invoque Satan. Méphistophélès apparaît et lui propose ses services. Faust demande la jeunesse mais, sur le point de s’engager à le servir plus tard, il hésite. Une vision le convainc : celle de la jeune et belle Marguerite. Aussitôt le pacte signé, il est métamorphosé en jeune homme et s’élance dans la vie avec son compagnon. 

Acte I

Une kermesse rassemble toute la ville : étudiants, soldats, bourgeois et femmes de tous âges, indifférents au mendiant qui passe. Wagner y attend son ami Valentin qu’il veut suivre à la guerre. Siebel guette la soeur de Valentin, Marguerite, dont il est secrètement épris.

Désolée de voir partir Valentin, Marguerite lui offre une médaille pieuse. Siebel promet à Valentin de veiller sur l’orpheline.

Faust et Méphistophélès font irruption dans la fête. Méphistophélès subjugue l’assistance par une chanson, des prédictions funestes puis l’apparition d’un excellent vin prompt à s’embraser. Devant de tels prodiges, soldats et étudiants se protègent de leurs épées brandies par la lame sous forme de croix.

Une valse entraîne la foule. Marguerite vient à passer. Méphistophélès écarte Siebel qui la guettait et permet à Faust de l’aborder. Elle l’éconduit sagement. 

Acte II

Siebel dépose un bouquet dans le jardin de Marguerite. Ému par la condition modeste de la jeune femme, Faust songe à abandonner son entreprise de séduction mais Méphistophélès vient disposer de sa part un coffret de bijoux.

Marguerite sort travailler au rouet. Elle chante la chanson du roi de Thulé tout en s’interrogeant sur le seigneur qui l’a abordée. Elle aperçoit le bouquet, puis le coffret dont le contenu tentateur l’éblouit. Elle s’en pare en pensant à l’inconnu. Sa voisine Marthe la surprend ainsi et endort ses scrupules.

Méphistophélès et Faust paraissent alors. Le premier détourne l’attention de Marthe en lui annonçant la mort de son époux, puis en la courtisant, au risque de ne pouvoir s’en débarrasser. Faust et Marguerite font connaissance avec une émotion croissante et échangent bientôt des mots d’amour. La nuit tombe sur la promesse de retrouvailles.

Acte III

Les années ont passé. Faust a disparu. Marguerite, qui a eu un enfant, est l’objet du mépris général. Écrasée par la honte, elle attend toujours le retour de son bien-aimé et n’accuse que Méphistophélès. Siebel seul lui témoigne de l’amitié.

Les soldats rentrent enfin, impatients de retrouver leurs proches et de fêter la fin des combats. Valentin découvre avec horreur la déchéance de sa soeur.

Faust revient aussi, bourrelé de remords. Méphistophélès le raille et chante une sérénade pour attirer Marguerite. C’est un Valentin hors de lui qui se présente et qui les provoque, après avoir imprudemment jeté la médaille de sa soeur. Méphistophélès aide Faust à le frapper à mort. Devant la foule assemblée, Valentin meurt en maudissant Marguerite.

Réfugiée à l’église, Marguerite est poursuivie par Méphistophélès et ses démons, mais aussi torturée par un chant religieux dont la promesse lui paraît à jamais inaccessible.

Acte IV

Méphistophélès emmène Faust sur le Brocken, dans les montagnes du Harz, pour la nuit de Walpurgis où se rassemblent démons et damnés. Faust se livre aux plaisirs jusqu’à ce que le fantôme de Marguerite le rappelle à sa conscience.

Faust se précipite à la prison où Marguerite attend son exécution : une crise de désespoir l’a en effet poussée à tuer leur enfant. Elle l’accueille avec ravissement mais, à la vue de Méphistophélès, le repousse et se met à prier avec ferveur. Des voix d’en haut annoncent que son âme est sauvée.