Justine et Charles-Simon Favart, couple phare de l'Opéra Comique

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	<p>Portraits de Charles-Simon et Justine Favart par du Ronceray, frère de Madame Favart, 1760 © BnF, archives de l’Opéra Comique</p>

Portraits de Charles-Simon et Justine Favart par du Ronceray, frère de Madame Favart, 1760 © BnF, archives de l’Opéra Comique

La salle Favart doit son nom à un illustre couple d’artistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle : Justine et Charles-Simon Favart. Les deux acteurs modernisent et popularisent le genre de l’opéra-comique en innovant à la fois dans la dramaturgie (Charles-Simon Favart étant nommé par Voltaire le « Molière de l’opéra ») et dans le domaine du costume de scène. 

Le couple Favart a joué un rôle-clé dans l’évolution et le rayonnement de l’Opéra Comique. Lorsqu’au XIXe siècle, on désignait l’Opéra Comique comme « le théâtre du genre éminemment national », on y associait les Favart. Sur leur scène parisienne, ils avaient peint leur époque mais aussi reconstitué des images du monde – la Chine, la Turquie. Leurs idées et leurs pièces avait séduit Gluck, Haydn, Mozart… Pendant que l’Europe des monarchies se déchirait, ils participaient à l’Europe de la culture.

Justine Favart

Fille de deux musiciens, Marie-Justine Du Ronceray est née à Avignon en 1727. À 17 ans, elle débute comme danseuse dans un ballet-pantomime à la Foire Saint-Laurent. Régisseur et auteur à succès de l’Opéra Comique, Charles-Simon Favart (1710-1792) repère la talentueuse interprète. Ils se marient l’année suivante, en 1745, et elle prend le nom de Madame Favart. L’Opéra Comique étant forcé à fermer, les époux s’établissent à Bruxelles. Ils s’illustrent à la tête du Théâtre de la Monnaie mais connaissent une série de déboires car leur protecteur, le maréchal de Saxe, est follement amoureux de Marie-Justine.

En 1750, le couple rallie la Comédie Italienne, rivale de l’Opéra Comique. De danseuse, Marie-Justine devient actrice chantante ainsi que co-auteure de la plupart des pièces de son époux : 42 créations sur presque 27 ans de carrière.

Lorsque l’Opéra Comique fusionne avec la Comédie Italienne en 1763, ils peuvent déployer tous leurs talents. Remarquable par son art de la métamorphose, Marie-Justine impose sur la troisième scène du royaume la réforme du costume, agent de la vérité scénique, avant Mademoiselle Clairon et Lekain à la Comédie Française. Pionnière en France de l’art moderne de l’interprétation, Marie-Justine engage l’opéra-comique dans la peinture authentique des mœurs et des sentiments. Cette intellectuelle, amie de Crébillon et de Voltaire, est un autrice et actrice vedette, réformatrice en France du jeu dramatique et du costume de scène.

Charles-Simon Favart

Par Flora Mele, docteure en littérature française (Sorbonne Université), est l’autrice d’une thèse parue chez Champion en 2010 : Le théâtre de Charles-Simon Favart, histoire et inventaire des manuscrits . Propos recueillis par Agnès Terrier, et reproduits dans le programme de salle Madame Favart (Opéra Comique, 2019). 

Charles-Simon Favart (1710-1792) était principalement joué à l’Opéra Comique, dont il fut directeur, puis à la Comédie Italienne après la fusion des deux troupes en 1762. Mais deux de ses pièces furent aussi jouées à l’Opéra : le ballet comique Don Quichotte chez la Duchesse en 1743, avec une partition de Boismortier, et l’opéra-ballet Cythère assiégée en 1775, avec des musiques signées Gluck et Berton. Il publia de 1763 à 1772 ses « comédies, parodies et opéras-comiques » dans les dix tomes de son Théâtre de M. Favart et Mme Favart, Justine étant l’autrice du cinquième. 

 

Téléchargez ci-dessous la chronologie comparée des vies de Favart, Justine Favart et de l'Opéra Comique :

Pour ce directeur de théâtre, l’art dramatique relevait d’un artisanat, du « recyclage permanent » de matériaux divers. Le théâtre était une question de technique plutôt que pure invention. Favart s’était créé un véritable « laboratoire à pièces », une bibliothèque où il conservait les papiers d’auteurs comme Fuzelier et Pannard. Après leur création, les pièces devenaient en effet la propriété de la troupe, ce que Beaumarchais allait changer en 1777 en créant la Société des Auteurs dramatiques. Favart savait exploiter les idées qu’il y trouvait pour ses spectacles de l’Opéra Comique ; on procédait de même à la Foire et aux Italiens. Par ailleurs, la plume recherchée de Favart se nourrissait d’une grande connaissance de chefs-d’œuvre littéraires tels que Le Roman comique, Le Roland Furieux, Don Quichotte

Ses manuscrits nous sont parvenus presque intégralement. Ce fonds, conservé à la BnF, permet d’explorer ses collaborations avec de nombreux collègues : sa femme Justine, son secrétaire Monsieur Chevalier, Fagan, Voisenon, Lourdet de Santerre… Car Favart pratiquait l’écriture en équipe. Plus exactement, ce travail collectif allait de la conception, en passant par l’écriture, jusqu’à la « mise en spectacle ». Impliquer des acteurs à toutes les étapes et y associer une artiste polyvalente comme Justine garantissaient la réussite du spectacle.

Favart était très populaire. Plusieurs créations ont connu un succès mémorable, comme Annette et Lubin, opéra-comique parodique de Justine, inspiré de faits réels mis en conte moral par Marmontel, puis remanié par Justine dans l’auto-parodie L’Amour naïf (dont j’ai analysé le précieux manuscrit). Dans une lettre du 30 janvier 1762, Favart raconte : « Je croyais que d’après le joli conte de M. de Marmontel, il était aisé de faire un petit rien agréable, pour peu qu’on eût l’adresse de le rendre théâtral ; mais je ne m’attendais pas que cette bagatelle eût pu réussir au point de faire déserter les autres théâtres. C’est une espèce d’enthousiasme […]. Toutes les loges sont toujours louées d’avance ; et, dès trois heures, il n’y a plus de billets. » Par « autres théâtres », il faut comprendre la Comédie Française, théâtre « d’auteurs ». 

Deux mois plus tard, la fusion de l’Opéra Comique avec la Comédie Italienne a lieu : « La réunion de l’Opéra Comique attire toujours beaucoup de monde aux Italiens, mais surtout Annette et Lubin. C’est un succès fou. On nous reproche qu’il y a trop d’esprit ; mais je réponds à cela que nous n’avons pas eu le temps d’être plus bêtes. » 
 

	<p>Annette et Lubin, auteur anonyme © Musée Cognac-Jay</p>

Annette et Lubin, auteur anonyme © Musée Cognac-Jay

Cependant, le succès fait des jaloux : en mai 1762, « jamais un bon ouvrage n’a excité plus de cabale que cette pièce. Tout ce déchaînement des auteurs jaloux n’ayant pu nuire à son succès, on a eu recours aux écrits satiriques et à des horreurs auxquelles on est toujours en butte quand on a le bonheur de réussir. Misérable métier que celui d’un auteur ! Si ses ouvrages tombent, on le méprise ; s’ils ont du succès on veut l’en punir. »
Ce travail proche des réalités scéniques avait rendu Favart, grâce aussi à Justine, si attentif aux questions de théâtralité qu’il mit en scène son travail et les coulisses du spectacle dans plusieurs pièces méta-théâtrales, telles La Répétition interrompue, Les Recrues de l’Opéra Comique et L’Assemblée des Comédiens du Mans.

	<p>Frontispice de La Répétition interrompue (1757), de Justine et Charles-Simon Favart © BnF</p>

Frontispice de La Répétition interrompue (1757), de Justine et Charles-Simon Favart © BnF

Favart a aussi joué un rôle majeur dans l’Europe culturelle. De 1759 à 1774, Favart fut le correspondant officiel à Paris de l’intendant du Théâtre Impérial de Vienne. Ils s’étaient rencontrés aux Pays-Bas en 1748 : Favart était dans le camp français du maréchal de Saxe ; le comte génois Giacomo Durazzo négociait pour le camp impérial. Durazzo vit jouer la troupe de Favart, et y remarqua surtout Justine. Puis Durazzo séjourna à Paris et put apprécier l’ensemble des spectacles parisiens. 

Le chancellier Kaunitz voulait introduire le théâtre français en Autriche. Durazzo, lui, souhaitait y moderniser la vie théâtrale. D’après le secrétaire du comte : “Le dessein du comte Durazzo, lorsqu’il a recherché M. Favart pour une correspondance littéraire, était de trouver un homme de goût qui pût l’informer au vrai des pièces nouvelles, du mérite et des qualités des acteurs, et de ce qui concerne la littérature agréable, les beaux-arts, et celui surtout du théâtre. » Les échanges se déroulèrent en français, la langue culturelle de l’époque.

Favart se révéla aussi être l’adaptateur idéal. Car “ce qui plaît à Paris ne convient pas quelquefois à Vienne” et l’impératrice était à cheval sur la décence comme sur l’élégance. Plusieurs pièces de Favart furent ainsi exportées, dont Ninette à la cour et L’Anglais à Bordeaux.
 

	<p>Justine Favart dans Ninette à la Cour (1756) © MetMuseum</p>

Justine Favart dans Ninette à la Cour (1756) © MetMuseum

Chargé de recruter pour Vienne une troupe française, malgré un décret royal interdisant aux artistes de sortir de France sans une permission, Favart accueillit une masse de candidatures. En bon agent, il négocia pour les meilleurs des gages élevés, contribuant au développement d’un véritable marché des voix. Mais le projet échoua.

Favart dut aussi recevoir et faire imprimer la partition d’Orfeo ed Euridice de Gluck, une tâche complexe alors qu’il croulait sous le travail à l’Opéra Comique. Au même moment, Gluck créait à Vienne La Rencontre imprévue, ou les Pèlerins de la Mecque, d’après une pièce fournie par Favart – qui allait ensuite inspirer Haydn (L’Incontro improvviso), puis Mozart (Die Entführung aus dem Serail). 

Durazzo quitta ses fonctions au moment où Gluck s’établissait à Paris. Gluck avait mis en œuvre à Vienne la convergence culturelle à laquelle Favart et Durazzo avaient travaillé, et allait continuer à Paris. Si Favart, qui mourut cinq ans après Gluck, ne fut jamais payé à la hauteur de son investissement, il publia une partie de sa correspondance dans ses mémoires.

Que sait-on aujourd’hui de Maurice de Saxe ?
Le maréchal Maurice de Saxe (1696-1750), « héros de la France, vainqueur de Fontenoy et le plus bel homme de son temps » (Grimm) avait des ennemis féroces dont le prince de Conti, prince du sang et perpétuel opposant à Louis XV, son cousin. Il mourut en 1750 au château de Chambord, dont il avait reçu la propriété, dans des circonstances non élucidées. […]
 

	<p>Le Maréchal de Saxe en 1766 © MetMuseum </p>

Le Maréchal de Saxe en 1766 © MetMuseum 

Récemment (2017), Bernard Delhaume a publié chez Champion une Correspondance avec la comédienne Justine Favart, qui provient du fonds du comte d’Argenson, ministre de la Guerre de Louis XV, conservé à la bibliothèque universitaire de Poitiers. Les amours du maréchal et de Justine sont éclairées par ces lettres, ces rapports de police, et d’autres témoignages. Les documents attestent de l’amour sincère de Saxe et rendent assez improbable sa responsabilité dans les persécutions endurées par les Favart. On découvre aussi que Charles-Simon fut impliqué dans la révélation fautive de certains secrets militaires. Et encore que Justine aurait quitté Saxe pour son jeune professeur de musique. Pour conclure, l’« affaire Favart » fut probablement soit le fruit d’une cabale contre le maréchal, soit une manœuvre du parti dévot contre une comédienne à la vie irrégulière. 

	<p>Extrait de Favart et Madame Favart, collection privée</p>

Extrait de Favart et Madame Favart, collection privée

Il y avait encore d’autres hommes dans la vie de Justine, comme Voisenon. L’abbé de Voisenon (1708-1775), « mondain et décomplexé », fut un proche du peintre Boucher, en charge des décors de l’Opéra Comique, et de Voltaire, grâce à qui il fut élu à l’Académie Française en 1762. Joué à la Comédie Française, collaborateur de Mondonville à l’Opéra (Titon et l’Aurore en 1753 est leur chef-d’œuvre), auteur de romans libertins, Voisenon contribuait avec Justine à l’écriture et au remaniement des manuscrits des Favart. Il suffit de penser à la parodie de Voltaire Les Magots ou à La Fée Urgèle, opéra-comique de Duni d’après Voltaire, créé en 1765 à la cour. Justine, dont il fut probablement l’amant, y jouait avec brio une vieille fée qui se métamorphose en jeune femme. Voisenon était en tout cas, comme en témoigne leur correspondance, un ami très attaché au couple Favart. 

Il faut surtout souligner combien, pour les Favart, l’écriture théâtrale était avant tout un jeu d’échanges, un facteur de lien humain, le fruit de l’amitié.

Portrait de Justine Favart par son mari

« Une gaieté franche et naturelle rendait son jeu agréable et piquant. Elle n’eut point de modèles, et en servit. Propre à tous les caractères, elle les rendait avec une vérité surprenante. Soubrettes, amoureuses, paysannes, rôles naïfs, rôles de caractère, tout lui devenait propre. En un mot, elle se multipliait à l’infini, et l’on était étonné de lui voir jouer, le même jour, dans quatre pièces différentes, des rôles entièrement opposés. La Servante maîtresse, Bastien et Bastienne, Ninette à la cour, Les Sultanes, Annette et Lubin, La Fée Urgèle, Les Moissonneurs, etc., ont prouvé qu’elle saisissait toutes les nuances ; et que n’étant jamais semblable à elle-même, elle se transformait et paraissait réellement tous les personnages qu’elle représentait. Elle imitait si parfaitement les différents idiomes et dialectes que les personnes dont elle empruntait l’accent la croyaient leur compatriote.

Au retour d’un voyage en Lorraine, elle fut arrêtée aux barrières de Paris vêtue d’une robe de Perse. On en trouva deux autres dans ses coffres. Ces étoffes étaient alors sévèrement prohibées. On voulut les saisir, mais elle eut la présence d’esprit de dire, dans un baragouin moitié français moitié allemand, qu’elle était étrangère, qu’elle ne savait pas les usages de France et qu’elle s’habillait à la façon de son pays. Elle persuada si bien que le premier commis de la barrière, qui était resté plusieurs années en Allemagne, pris sa défense, la laissa passer et lui fit beaucoup d’excuses.

	<p>Justine Favart, par François-Hubert Drouai, 1757 © MetMuseum</p>

Justine Favart, par François-Hubert Drouai, 1757 © MetMuseum

Les talents qu’elle possédait n’étaient rien en comparaison des qualités de son cœur : une âme sensible, une probité intacte, une générosité peu commune, un fond de gaieté inaltérable, une philosophie douce constituaient son caractère. Elle ne s’occupait que des moyens de rendre service, elle en cherchait toutes les occasions, et quoiqu’elle fût souvent payée d’ingratitude, elle disait : « On a beau faire, on ne m’ôtera point la satisfaction que je sens à obliger. » Elle n’employait jamais son crédit pour elle-même, mais pour être utile aux autres. […] 
Elle ne cherchait point à faire sa cour, elle s’occupait de sa profession : sa harpe, son clavecin, la lecture étaient ses seuls amusements ». 

Charles-Simon Favart, témoignage du 15 mai 1762, publié dans le vol I de Mémoires et correspondance littéraires et anecdotiques de Charles-Simon Favart, Paris, 1808.

Madame Favart

Jacques Offenbach

20 au 30 juin 2019

La destinée d’une immense actrice et de son couple en proie aux assauts du Maréchal de Saxe… Un opéra quasi biographique et une comédie savoureuse pour célébrer le bicentenaire d’Offenbach.

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