Interview croisée Barrie Kosky, Suzanne Andrade et Paul Barritt

Publié le 2 octobre 2017
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Comment avez-vous eu l’idée de mettre en scène La Flûte enchantée avec « 1927 » ?


Barrie Kosky (metteur en scène; directeur de la Komische Oper Berlin) : La Flûte enchantée est l’opéra en allemand le plus souvent joué, l’un des dix principaux opéras dans le monde. Chacun connaît l’histoire ; tout le monde connaît la musique ; tout le monde connaît les personnages. De plus, c’est un opéra qui n’a pas d’âge. Cela veut dire qu’un enfant de huit ans peut l’apprécier autant qu’un octogénaire. Alors, on commence avec une certaine pression quand on entreprend de mettre en scène cet opéra. Je crois que le défi consiste à accepter la nature hétérogène de cet opéra. Toute tentative d’interpréter la pièce d’une seule façon est vouée à l’échec. If faut presque célébrer les contradictions et les incohérences de l’intrigue et des personnages ainsi que le mélange de fantaisie, de surréalisme, de magie et d’émotions humaines profondément émouvantes.

Il y a quelques années, j’ai assisté à une représentation de Between the Devil and the Deep Blue Sea, la première production créée par 1927. Dès le début du spectacle, il y avait ce mélange fascinant de spectacle vivant et d’animation, créant son propre univers esthétique. Au bout de quelques minutes, cet étrange mariage de cinéma muet et de music-hall m’avait convaincu que ces gens devaient faire La Flûte enchantée avec moi à Berlin ! Le fait que Paul et Suzanne se risquaient à l’opéra pour la première fois me semblait être un avantage parce qu’ils étaient totalement dépourvus d’idées préconçues sur l’opéra, contrairement à moi.

Le résultat fut une Flûte enchantée très particulière. Même si que Suzanne et Paul travaillaient à Berlin pour la première fois, ils avaient une perception naturelle de l’ambiance artistique de la ville, notamment le Berlin des années 1920, qui était un centre créatif très important pour la peinture, le cabaret, le cinéma muet et les films d’animation. Suzanne, Paul et moi partageons une passion pour la revue, le vaudeville, le music-hall et les formes de théâtre similaires et, bien sûr, pour le cinéma muet. Aussi, notre Papageno rappelle Buster Keaton, Monostatos est un peu Nosferatu et Pamina peut-être rappelle-t-elle un peu Louise Brooks. Mais c’est plus qu’un hommage au film muet—il y a bien plus d’influences venant d’autres domaines. L’univers du cinéma muet nous apporte un certain vocabulaire que nous pouvons ensuite utiliser de toutes les façons qui nous plaisent.

Votre amour du cinéma muet est-il à l’origine du nom « 1927 » ?


Suzanne Andrade (metteur en scène/actrice ; co-créatrice de « 1927 ») : 1927 fut l’année du premier film sonore, Le Chanteur de jazz avec Al Jolson, une sensation absolue at l’époque. Mais curieusement, personne ne pensait alors que le cinéma parlant allait l’emporter sur les films muets. Nous avons trouvé cela particulièrement excitant. Nous travaillons avec un mélange de jeu de scène et d’animation, ce qui en fait un art complètement nouveau sous bien des aspects. Beaucoup d’autres ont utilisé le cinéma au théâtre mais 1927 l’intègre d’une façon très nouvelle. Nous ne faisons pas du théâtre en y ajoutant des films et nous ne faisons pas non plus un film pour l’associer ensuite à des éléments de jeu d’acteur. Tout se réalise la main dans la main. Nos spectacles évoquent le monde des rêves et des cauchemars, avec une esthétique qui renvoie à l’univers du cinéma muet.

Paul Barritt (réalisateur ; co-créateur de « 1927 ») : Et pourtant il serait faux de voir dans notre travail uniquement l’influence des années 1920 et du cinéma muet. Notre inspiration visuelle remonte à plusieurs époques, des gravures en cuivre du 18ème siècle comme des bandes dessinées d’aujourd’hui. Il n’existe pas de cadre esthétique préconçu dans notre esprit lorsque nous travaillons sur un spectacle. L’important c’est que l’image colle. Un bon exemple est l’aria de Papageno “Ein Mädchen oder Weibchen” [une jeune fille ou une petite épouse]. Dans le livret, on lui sert un verre de vin pendant du dialogue qui précède l’aria. Nous le laissons boire mais ce n’est pas du vin. C’est un cocktail rose dans un verre à cocktail géant, et Suzanne a eu l’idée de lui faire voir des éléphants roses volant autour de lui. Evidemment, le plus célèbre de tous les éléphants volants est Dumbo – datant des années 1940 – mais l’année réelle n’est pas importante tant que tout se tient visuellement.

Suzanne Andrade : Notre Flûte enchantée est un voyage à travers différents univers de fantaisie. Mais comme dans tous nos spectacles, il y a un type de connexion qui garantit que l’ensemble ne s’écroulera pas sur le plan esthétique.

Barrie Kosky : Cela est aussi permis grâce au sens du rythme très particulier de 1927. Le rythme de la musique et du texte a une énorme influence sur l’animation. En travaillant ensemble sur La Flûte enchantée, le timing venait toujours de la musique, même – et surtout – dans les dialogues, que nous avons condensés et transformés en intertitres de film muet avec accompagnement de piano. Toutefois, nous utilisons un piano-forte du 18ème siècle, et la musique d’accompagnement est de Mozart, provenant de ses deux fantaisies pour piano, la fantaisie n°4 en do mineur et la fantaisie n°3 en ré mineur. Ce qui non seulement donne un style cohérent à toute la pièce mais aussi un rythme cohérent. C’est un film muet de Wolfgang Amadeus Mozart, pour ainsi dire !

Est-ce que cette pièce fonctionne sans les dialogues ?


Suzanne Andrade : Je crois qu’on peut pratiquement raconter n’importe quelle histoire sans paroles. On peut déshabiller l’histoire jusqu’à l’os pour découvrir ce dont on a vraiment besoin pour transmettre l’intrigue. Nous avons essayé de le faire pour La Flûte enchantée.  On peut transmettre tellement de choses d’une histoire par des moyens purement visuels. On n’a pas toujours besoin de deux pages de dialogue pour montrer la relation entre deux personnes. On n’a pas besoin de dialogue comique pour montrer que Papageno est un personnage drôle. Un gimmick astucieux peut parfois être plus parlant qu’un dialogue.

Paul Barritt : Pour revenir sur les films muets un instant – ce n’étaient pas seulement des films sans son avec des intertitres à la place des voix absentes. En réalité, on se servait peu des intertitres. Les réalisateurs des films muets racontaient plutôt leurs histoires grâce à des éléments visuels. Alors que les films du cinéma parlant racontaient une histoire surtout grâce au dialogue, les films muets la racontaient au moyen de gestes, de mouvements, de regards...

Barrie Kosky : Cette importance donnée aux images permet à chaque spectateur de vivre le spectacle comme il/elle le souhaite : comme un livre de contes magique et vivant, comme une méditation curieuse et contemporaine sur le cinéma muet, comme un film muet chantant ou comme des tableaux devenus vivants. A la base, nous disposons d’une centaine d’ensembles scéniques où des choses se passent qui ne sont pas possibles sur scène : des éléphants volants, des flûtes tractant des notes, des cloches figurant des girls... Nous sommes capables de voler jusqu’aux étoiles puis monter un ascenseur jusqu’en enfer, le tout en quelques minutes. En plus de toute l’animation de notre production, il y a aussi des moments où les chanteurs se trouvent sous un simple projecteur blanc. Et brusquement, il ne reste que la musique, le texte et le personnage. La simplicité même de ces instants en fait peut-être les plus émouvants de la soirée.

Pendant le spectacle, la technologie n’occupe pas le devant de la scène. Bien que Paul ait passé des heures et des heures assis devant l’ordinateur pour la créer, l’animation ne perd jamais sa composante humaine. Vous remarquerez toujours qu’une main humaine tire toutes les ficelles. Les projections vidéo faisant partie intégrante des productions théâtrales n’est pas nouveau. Mais elles deviennent souvent ennuyeuses au bout de quelques minutes car il n’y a aucune interaction entre l’espace à deux dimensions de l’écran et les trois dimensions des acteurs. Suzanne et Paul ont résolu ce problème en combinant toutes ces dimensions en un langage théâtral commun.

De quoi parle réellement La Flûte enchantée ?


Paul Barritt : C’est une histoire d’amour racontée comme un conte de fée.

Suzanne Andrade : L’histoire d’amour entre Tamino et Pamina. Tout au long de la pièce, les deux tentent de se trouver l’un l’autre mais les autres les séparent et les écartent l’un de l’autre. Ce n’est qu’à la toute fin qu’ils se retrouvent ensemble.

Barrie Kosky : Une étrange histoire d’amour de conte de fée qui comporte un tas d’éléments archétypaux et mythologiques tels que les épreuves qu’ils doivent subir pour atteindre à la sagesse. Ils doivent traverser le feu et l’eau pour gagner en maturité. Il s’agit d’anciens rites d’initiation. Le cérémonial maçonnique imposé à l’histoire nous a très peu intéressé parce qu’il renvoie évidemment à des racines beaucoup plus profondes.

Tamino tombe amoureux d’un portrait. Combien de mythes et de contes de fée contiennent cette intrigue ? Le héros tombe amoureux d’une image et part à recherche du sujet. Sur son chemin, il rencontre toutes sortes d’obstacles. En même temps, l’objet de son désir est confronté à ses propres obstacles sur son propre chemin.

On peut vivre notre production comme un voyage à travers les univers oniriques de Tamino et de Pamina. Ces deux mondes se heurtent et se combinent pour former un rêve étrange. Celui qui combine ces rêves et ces univers c’est Papageno. On se focalise beaucoup sur ces trois personnages. Papageno est lui aussi en quête d’une image idéalisée : la femme parfaite de ses fantasmes à ses côtés dont il a un besoin ardent de façon presque désespérée. Malgré tous les éléments de comédie, on sent une profonde solitude dans La Flûte enchantée. La moitié de l’opéra expose le fait que des gens sont seuls. Malgré la joie de l’aria de Papageno, il s’agit d’un homme qui se sent seul et à qui l’amour manque. Au début de l’opéra, Tamino court seul à travers la forêt. Les trois Dames sont seules et donc immédiatement attirées par Tamino. La Reine de la Nuit est seule – son époux est mort et sa fille a été enlevée. Même Sarastro, qui a une nombreuse suite, n’a pas de partenaire à ses côtés. Sans parler de Monostatos, dont le désir d’amour non satisfait dégénère en luxure débridée. La Flûte enchantée traite de la quête d’amour et des différentes formes qu’elle peut prendre.

Finalement, c’est aussi un conte orphique – il s’agit du pouvoir de la musique, la musique qui peut émouvoir les montagnes et la nature. Après tout, le titre de l’opéra est La Flûte enchantée, pas Tamino et Pamina. La flûte magique n’est pas seulement un instrument, c’est la quintessence de la musique, et la musique dans ce cas est synonyme d’amour. Je pense que c’est la raison pour laquelle tant de gens aiment cet opéra, parce qu’ils voient, entendent et sentent qu’il s’agit là d’une représentation universelle de ceux qui sont en quête d’amour, un voyage pour lequel nous nous embarquons tous encore et toujours.  

Komische Oper Berlin

Kein Licht

Philippe Manoury

18 au 22 octobre 2017

Une création très attendue et déjà récompensée par un prix international. L’œuvre inspirée de la catastrophe de Fukushima est signée Philippe Manoury et Nicolas Stemann, sur un texte d’Elfriede Jelinek, auteur de La Pianiste et prix Nobel de littérature.

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