Igor Stravinsky (1882-1971)

Publié le 26 février 2024
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Igor Stravinsky naît le 17 juin 1882 dans l’actuelle Lomonosov (alors Oranienbaum), près de Saint-Pétersbourg. La capitale impériale est dynamique et ouverte sur l’Europe. Entre une mère pianiste et un père première basse à l’Opéra Impérial, l’enfant baigne dans la musique. Il apprend le piano et se familiarise avec l’art lyrique de l’Europe romantique et de l’école russe. Il hérite de la tuberculose maternelle qui motive des séjours en famille dans les villes d’eau d’Europe occidentale.

Tout en se formant à la musique auprès de divers maîtres, Igor débute le droit, heureusement avec le fils de Rimski-Korsakov qui le présente à son père. Le fameux compositeur l’encourage à se développer en toute indépendance et accueille dans son salon ses premières créations. À la mort de son père, le jeune Igor de 20 ans choisit la musique, son frère Gury devenant baryton.

Igor fréquente les sociétés musicales privées et publiques, conservatrices et d’avant-garde. Au concert et dans les partitions, il découvre la musique ancienne et ses contemporains français. Il commence à être joué quand éclate la Révolution de 1905. Quelques mois après son mariage avec sa cousine Katia sont créés Le Faune et la bergère et la Symphonie en mi bémol majeur. Il devient père de deux enfants (dont Théodore qui sera peintre) peu avant la mort de Rimski en 1908.

En 1909, la création du Scherzo fantastique, inspiré par Maeterlinck, attire l’attention de Serge de Diaghilev, l’impresario des talents russes en occident. Pour les Ballets Russes, Diaghilev veut passer du recyclage musical à une politique de création : il commande à Stravinsky L’Oiseau de feu qui est créé par Vaslav Nijinski le 25 juin 1910 à l’Opéra de Paris. À 28 ans, Stravinsky devient la coqueluche du public et des avant-gardes. Il se lie avec Debussy, Ravel, Claudel, Proust…

La famille Stravinsky reste en Occident, entre Paris, la Suisse (où naît Soulima, futur pianiste), l’Italie et la Côte d’Azur. Le ballet Petrouchka remporte un nouveau succès en 1911 au Châtelet et affirme une personnalité désormais parfaitement originale, qui compose aussi, plus confidentiellement, des mélodies. Tout en travaillant au Sacre du printemps, Stravinsky assiste en 1912 au Festival de Bayreuth, puis découvre Pierrot lunaire et rencontre Schoenberg à Berlin.
 

La création du Sacre est un événement le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Élysées. La chorégraphie de Nijinski fait scandale mais la partition va s’imposer sous la direction de Monteux. Stravinsky passe ses dernières vacances en Russie, sa musique n’y étant guère appréciée. Commandé par le théâtre libre de Moscou, Le Rossignol est créé à l’Opéra de Paris en mai 1914.

La Suisse recommandée par les médecins devient un asile lorsqu’éclate la guerre. Privé de ses droits d’auteur, Stravinsky débute la direction d’orchestre entre Genève et Paris, va retrouver les Ballets Russes à Madrid où il rencontre Falla, apprend la Révolution bolchévique en Italie où il rencontre Picasso. Pendant le conflit, il compose diverses pièces vocales et chorales, de la musique de chambre, Renard sur la commande de la princesse de Polignac, Noces, et L’Histoire du soldat avec Charles-Ferdinand Ramuz, rencontré en 1915.

L’Histoire est créé en 1918 à Lausanne, Le Chant du Rossignol en 1919 à Genève, Pulcinella en 1920 à l’Opéra de Paris (chorégraphie Massine, décors Picasso), tous sous la direction d’Ansermet. Stravinsky revient en France où il achève la Symphonie d’instruments à vent et le Concertino. Établi à Biarritz à partir de 1922, il mène une double vie entre sa famille et la danseuse Vera de Bosset. Cette année-là sont créés à l’Opéra Renard puis l’opéra bouffe Mavra, l’une de ses œuvres préférées malgré son échec public : on lui reproche d’être infidèle à lui-même.

	<p>Portrait de Igor Stravinsky</p>

Portrait de Igor Stravinsky

« La véritable personnalité pour un musicien est de ne pas chercher à en avoir une reconnaissable du premier coup. L’exemple d’un Stravinsky cherchant constamment à se renouveler et à explorer les domaines les plus variés, me paraît infiniment préférable. »

Maurice Ravel Excelsior, 30 octobre 1931

En octobre 1923, après la création de Noces à la Gaîté Lyrique, il dirige la création de son Octuor pour instruments à vent à l’Opéra. Désormais, il dirige régulièrement ses œuvres, son train de vie luxueux nécessitant de hauts revenus. En 1924, après la première parisienne de L’Histoire du soldat, il installe sa famille à Nice. Sa carrière internationale se développe : il fait sa première tournée américaine en 1925 et commence à enregistrer, comme pianiste avec Brunswick, bientôt comme chef avec Columbia. Il crée sa Sonata à Venise en 1925. Puis une crise spirituelle le ramène à la religion orthodoxe et il conçoit Oedipus Rex avec Cocteau. La création en concert a lieu au Théâtre Sarah Bernhardt en 1927, sous sa direction. En 1928 est créé Apollon musagète, à Washington puis à Paris, dans une chorégraphie de Balanchine avec Serge Lifar, puis Le Baiser de la fée, d’après Tchaïkovski, chorégraphié par Ida Rubinstein à l’Opéra. En 1929, il joue son Concerto pour piano sous la direction de Klemperer à Berlin et son Capriccio sous la direction d’Ansermet à Paris. L’Orchestre symphonique de Boston, dirigé par Koussevitsky, lui commande ce qui va devenir la Symphonie des psaumes. La création a lieu à Bruxelles fin 1930. Lors d’une tournée en Allemagne, il rencontre le violoniste Samuel Dushkin pour qui il compose plusieurs ouvrages. Leurs prestations publiques sont interrompues par la prise de pouvoir d’Hitler. D’hospitalière, l’Allemagne devient hostile.

Naturalisé français, Stravinsky s’installe à Paris en 1934. Il conçoit avec André Gide le mélodrame Perséphone, commandé par Ida Rubinstein pour l’Opéra. À la mort de Dukas en 1935, il brigue sans succès son fauteuil à l’Académie des Beaux-arts. Il publie Chroniques de ma vie en français, multiplie les conférences et se produit en concert avec son fils Soulima. Tendant vers le néoclassicisme, il compose le Concerto pour deux pianos seuls, puis pour les États-Unis le ballet Jeu de cartes. À partir de 1935, il fait chaque année une tournée en Amérique du Nord ou du Sud. Le Dumbarton Oaks Concerto, marqué par Bach, est sa dernière œuvre écrite en Europe.

En 1938-1939, Stravinsky perd successivement sa fille, sa femme et sa mère. Alors que débute la Seconde Guerre mondiale, il quitte l’Europe. Conférences à Harvard, séminaires de composition, concerts, achèvement et création à Chicago de la Symphonie en ut ainsi que Mariage avec Vera marquent le début de son séjour américain. Il s’établit à Hollywood en 1941 et obtient la nationalité américaine en 1945. Parlant mal anglais, il fréquente la diaspora européenne : Rubinstein, Rachmaninov, Alma Mahler, Werfel, les Mann... Privé de la majorité de ses droits d’auteur, il multiplie les prestations publiques et accepte des commandes commerciales pour le cinéma et Broadway. De grands ouvrages voient le jour : la Symphonie en trois mouvements, la Sonate pour deux pianos, la Messe, le Concerto en ut mais aussi le Concerto Ebony pour orchestre de jazz créé en 1946 à New York. Orpheus est créé en 1948 par le compositeur au New York City Center avec une chorégraphie de Balanchine.

Cette année-là, à 66 ans, il engage comme collaborateur le jeune chef d’orchestre et musicographe Robert Craft (né en 1923). Craft l’aide à s’intégrer et stimule sa créativité. Stravinsky se lie avec plusieurs écrivains, dont Aldous Huxley. The Rake’s Progress, monument néoclassique imprégné de Mozart et écrit sur l’extraordinaire livret de W.H. Auden, est créé à la Fenice de Venise en 1951. Le voyage européen qui suit oblige Stravinsky à confronter son art aux héritiers de Schoenberg, qui vient de mourir.


De retour aux États-Unis en 1952, il aborde la période sérielle de sa production avec le Septuor et la Cantate. Le Canticum sacrum créé à la basilique San Marco de Venise en 1956, le ballet Agon créé en 1957 à Los Angeles, et Threni créé à la Scuola grande di San Rocco de Venise en 1958 conjuguent sérialisme et dodécaphonisme avec la tradition classique.

Jusqu’en 1967, Stravinsky crée et dirige sans répit malgré des problèmes de santé croissants depuis 1957 – alertes cardiaques et polycythémie. Les passionnantes Conversations avec Igor Stravinsky de Craft paraissent en 1959. En 1962, pour ses 80 ans, Stravinsky fait une tournée de concerts très médiatisée en Union soviétique et rencontre entre autres Chostakovitch.

À côté d’œuvres liées à son intérêt pour la musique ancienne, les dernières années sont centrées sur le répertoire religieux : The Flood (Le Déluge), créé en direct à la télévision sur CBS en 1962 avec une chorégraphie de Balanchine ; Abraham and Isaac, créé à Jérusalem en 1963. Il écrit aussi de courtes pièces pour les disparitions de Huxley, Kennedy, T.S. Eliot, ainsi que le vaste Requiem Canticles, créé à Princeton en 1966.

Installé depuis quelques mois à New York avec Vera, il y meurt le 6 avril 1971, à 88 ans. Le 14, cet artiste cosmopolite, dont la carrière et l’œuvre résument tout le XXe siècle musical, est enterré dans le petit cimetière de San Michele, à Venise, non loin de Diaghilev.

« De l’existence de ces personnages dédoublés, Strawinsky ne s’est nullement caché. À commencer par cette tendance répréhensible au vol du Strawinsky gentleman cambrioleur. “Tout ce qui me fascine, tout ce que j’aime, je cherche à le faire mien. Je souffre sans doute d’un cas spécial de kleptomanie.” Et à propos de son concerto Dumbarton Oaks et de ce qu’il doit aux Concertos brandebourgeois de Bach : “J’ai lu régulièrement la musique de Bach pendant la composition. Je ne sais plus exactement où sont les emprunts conscients ou inconscients. Ce que je sais, c’est que Bach aurait en réalité été très heureux de me prêter ces thèmes : emprunter des thèmes est exactement ce que Bach aimait faire."

Plus encore que dans Dumbarton Oaks, le génie de Strawinsky alias Arsène Lupin resplendit dans Pulcinella. L’occasion fait le larron. En 1919, pour se réconcilier avec Strawinsky et le ramener à la maison après ses infidélités (Renard et L’Histoire du soldat), Diaghilev lui propose de monter un nouveau ballet avec Massine (deuxième chorégraphe du Sacre, qui effaça le traumatisme nijinskien) et surtout Picasso, ce qui plaît infiniment à Strawinsky. Après le succès rencontré en 1917 avec Les Femmes de bonne humeur (musique de Domenico Scarlatti instrumentée par Tommasini) et La Boutique fantasque (Rossini adapté par Respighi), Diaghilev propose à Strawinsky d’orchestrer des partitions de Pergolèse, ce qui ne l’excite guère. Sans informer le Barine, il décide alors de composer du Strawinsky tout neuf à partir de la musique de Pergolèse dont il dispose très librement. Avec Pulcinella, musique de Pergolèse, arrangée et orchestrée par Strawinsky, le compositeur s’engage sur un territoire nouveau, loin des terres conquises avant-guerre ou lors des années vaudoises. Se saisissant des partitions du XVIIIe siècle, il se garde de tout dopage aux stéroïdes instrumentaux mais les recomposeen profondeur, selon son humeur et son art. Écoutez par exemple le Vivo, dialogue (ou plutôt joute façon paintball) entre trombone et contrebasse, ou bien le Finale, pyrotechnie instrumentale et rythmique très savoureuse qui, en 1920, contient déjà toutes les trouvailles de la Cartoon music à venir. La mainmise de Strawinsky est si forte que, malgré Pergolèse, Pulcinella sonne comme du vrai Strawinsky original, ce qui déçoit Diaghilev qui se serait contenté d’une “belle” orchestration, désoriente le public de la création, mal assis entre deux chaises, et réjouit tous ceux qui, hier et aujourd’hui, tombent dans l’éblouissement de Pulcinella. À ceux qui lui demandaient pourquoi il acceptait si fréquemment de diriger cette œuvre impure et d’un goût très douteux, Boulez répondait simplement : “Because I enjoy it !” Par plaisir ! »

Jean-Yves Larrouturou, Ma vie avec Strawinsky, Gallimard, Paris, 2022