À lire avant le spectacle | Pulcinella & L'Heure espagnole

Louis Langrée, Guillaume Gallienne et Clairemarie Osta conjuguent les arts scéniques au service de ces deux chefs‑d’œuvre inspirés du XVIIIe siècle galant, dans un spectacle qui célèbre la liberté des genres et la fécondité de l’esprit comique.

Publié le 1 mars 2024
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En juin 1910, à respectivement 35 et 28 ans, Ravel et Stravinsky se rencontrent à la première de L’Oiseau de feu, débuts parisiens du jeune Russe. Le commanditaire, le patron des Ballets Russes Serge de Diaghilev, a commandé Daphnis et Chloé à Ravel l’année précédente. Mais celui-ci travaille lentement, d’autant qu’il est en négociation avec le théâtre le plus créatif de Paris, l’Opéra-Comique, pour la production de son premier opéra, L’Heure espagnole.

Ravel et Stravinsky développent une relation d’estime et d’amitié. Malgré le vouvoiement, la correspondance est chaleureuse entre ceux qui s’appellent mutuellement « Vieux ». Le Français, célibataire endurci, et le Russe, jeune père comblé, sont pleins d’égards. Chacun suit avec un vif intérêt les créations de l’autre. En France et bientôt partout, leurs noms voisineront sur l’affiche, comme compositeurs voire comme chefs d’orchestre. À la mort de Ravel en 1937, Manuel Rosenthal verra Stravinsky décomposé : « Il venait de perdre son grand frère. ».

L’Heure espagnole n’était pas le premier choix de Ravel qui travaille depuis 1906 à un drame lyrique, grave et poétique, d’après un conte dramatique de Gerhardt Hauptmann, La Cloche engloutie. Mais l’absence de perspective scénique et l’urgence de briller au théâtre, Graal de tout compositeur, alors que la santé de son père se dégrade, l’a poussé vers l’Opéra-Comique dont la mission est de faire débuter, dans un ouvrage en un acte, les « jeunes » musiciens.

Claude Terrasse, compositeur d’opérettes, a présenté à Ravel son librettiste Franc-Nohain dont L’Heure espagnole, une comédie en un acte, a remporté un joli succès à l’Odéon en 1904. Comme son aîné Debussy une décennie plus tôt, Ravel obtient en 1907 le droit de s’approprier un texte qui n’est pas un livret et qui a fait ses preuves.

Le sujet paraît calibré pour l’Opéra-Comique : la popularité des intrigues espagnoles remonte, avant Carmen (1875), au Domino noir (1837). Qu’importe que le « costume soit arbitrairement espagnol », dixit Franc-Nohain qui a transposé l’argument, issu d’un récit de Boccace via un conte de La Fontaine, dans l’Espagne hugolienne d’Hernani. Dans un théâtre qui aime représenter les conditions sociales, le personnage du muletier rappelle deux succès romantiques : Le Muletier d’Hérold (1823) et Le Muletier de Tolède d’Adam (1854). Ce brassage des sources le suggère : l’humeur est parodique, et même « gauloise » (Franc-Nohain).

Le projet prend ainsi le contre-pied de Pelléas et Mélisande que Ravel admire tant. Au lieu d’un drame en prose, voici une farce bouffe en vers burlesques. Autour de la protagoniste gravitent aussi quatre personnages masculins, mais dans un carrousel grivois. Outre la satisfaction d’être dégagé de toute comparaison avec Debussy, Ravel trouve dans la pièce deux motifs qui le touchent intimement : la mécanique horlogère évoque son père ingénieur, la couleur espagnole les racines basques de sa mère.

Ravel écrit le chant et l’accompagnement piano entre fin avril et mi-août 1907, ce qui est très rapide de sa part. « Je fais du 120 à l’heure espagnole ! », écrit-il à son ami Jean-Aubry (un record battu en 1902 par Léon Serpollet). Mais le directeur de l’Opéra-Comique, Albert Carré, rechigne à l’écoute des extraits joués en juillet, puis de l’audition complète en janvier 1908 : « Monsieur Ravel, vous n’y pensez pas ! Que me diront les mamans qui ne mènent leurs filles à l’Opéra-Comique que pour leur donner l’occasion de trouver un mari ? » Jane Bathori, qui prête sa voix à Concepción, s’étonne : « Je ne sais en quoi Carmen ou Manon peuvent leur donner plus de confiance ou de sécurité... ».

Annoncée dans la presse, la création est sans cesse repoussée. Ravel orchestre tout de même pour la Salle Favart, puis publie sa partition chez Durand, tandis que Louise Crémieux Cruppi, épouse du ministre de l’Instruction publique, fait le siège de Carré pendant dix-huit mois. Ravel, qui a perdu son père, soupire : « Dans cette sympathique boite, il faut compter avec la fantaisie… ».

Fin 1910, Carré identifie l’autre création qui permettra, après l’entracte, de contrebalancer L’Heure espagnole. Ce sera Thérèse de Massenet, un émouvant drame historique où une femme quitte son amant pour suivre son époux sur l’échafaud. « Les deux extrêmes de l’art ! », écrira Alfred Bruneau dans Le Matin.

« Les Histoires naturelles m’ont préparé à la composition de L’Heure espagnole qui est elle-même une sorte de conversation en musique », explique Ravel à la troupe, invitée à « dire plutôt que chanter » le dialogue de sa « comédie musicale ». Geneviève Vix est Concepción. Jean Delvoye est Inigo (Ravel aurait préféré une basse noble à ce baryton). Maurice Cazeneuve (ténor Trial qui tombera au champ d’honneur en 1915) est Torquemada, le mari peu inquisiteur. Jean Périer (baryton Martin), le créateur de Pelléas, est Ramiro, muletier à la fois grossier et poétique selon Ravel. Maurice Coulomb est Gonzalve, seul rôle lyrique et « ténorisant à l’excès ».

Après un mois de répétitions, la création a lieu le 19 mai 1911 sous l’excellente direction de François Ruhlmann et dans une mise en scène de Carré. La presse critique la partition, trop savante pour un prétexte aussi futile, voire scabreux. Ravel s’en défend : son œuvre est « légère et bon enfant, mais jamais obscène ». Pourtant, Carré la retire de l’affiche après 9 représentations et refuse de la reprogrammer. Ravel se résigne et part découvrir le Pays basque, où il n’est pas retourné depuis sa naissance.

Après-guerre, les théâtres étrangers plébiscitent L’Heure espagnole : au triomphe londonien de 1919 succèdent Chicago et New York en 1920, Bruxelles en 1921. Si bien que, fin 1921, l’Opéra de Paris accueille l’œuvre à son répertoire, avec Fanny Heldy et sous la baguette de Philippe Gaubert. Dès lors, elle y est jouée presque chaque saison, tandis que les succès étrangers se multiplient. Il faut attendre la période où Opéra et Opéra-Comique sont associés, entre 1939 et 1989, pour que L’Heure espagnole revienne à la Salle Favart, mise en scène par Louis Musy entre 1945 et 1972, puis montée par Jean-Louis Martinoty en 1986-1990, et Olivier Bénézech en 1999, pour un total de 123 représentations.

Deux ans après la création de L’Heure espagnole, un an après celle de Daphnis et Chloé, Ravel passe le printemps 1913 auprès de Stravinsky à Clarens, en Suisse. Ils orchestrent La Khovanchtchina de Moussorgski à la demande de Diaghilev, et échangent sur le Pierrot lunaire de Schönberg, découvert par Stravinsky à Berlin. Le 28 mai, veille d’une première houleuse, Ravel assiste à la générale du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Élysées, qui sera suivie de celle, triomphante, de La Khovanchtchina.

À la fin de l’été, Ravel refuse une proposition de Diaghilev : écrire un ballet d’après des pièces de Scarlatti et un canevas de Goldoni. « J’ai vraiment mieux à faire ! », écrit-il à son ami. Le projet est finalement confié à Vincenzo Tommasini, et Le donne de buon umore voit le jour à Rome en 1917 avec une chorégraphie de Léonide Massine (ballet repris à l’Opéra-Comique en 1951). Son succès, suivi de celui de Aztuzie feminini de Respighi d’après Cimarosa, incite Diaghilev à solliciter Stravinsky pour un troisième ballet d’après la Naples du XVIIIe siècle : une adaptation de morceaux de Pergolèse, qui pourrait voir le jour en 1920, dans des décors et des costumes de Pablo Picasso, lors d’une soirée commune avec la valse chorégraphique commandée à Ravel en 1906.

Alors que Ravel travaille à son « apothéose de valse viennoise », Stravinsky part composer à Morges avec le matériel musical, sur un argument de commedia dell’arte puisé dans un recueil dont Polichinelle est le héros, ou plutôt l’anti-héros. Les pièces de Pergolèse (et d’autres compositeurs italiens) sont vocales, en langue napolitaine, mais sans rapport avec le canevas : il est convenu que les trois chanteurs se tiendront dans la fosse d’orchestre.

En avril 1920, Diaghilev refuse La Valse, qui sera créée au Concerts Lamoureux en décembre. Il accepte Pulcinella qui s’avère également une véritable appropriation, laquelle complique le travail de Massine. Si les mélodies sont de Pergolèse et ses pairs, l’organisation et l’orchestration sont de Stravinsky. Interprété par Massine et Tamara Karsavina dans le rôle de l’amoureuse Pimpinella, dirigé par Ernest Ansermet, le ballet connaît un grand succès le 15 mai 1920 à l’Opéra Garnier, en présence du tout Paris.Son succès marque un tournant pour Stravinsky : le classicisme devient son terrain artistique d’élection, et la France un choix positif.

Ravel et Stravinsky se retrouvent grâce à Louis Langrée, Guillaume Gallienne et Clairemarie Osta qui associent avec bonheur ces deux intrigues méridionales, dont les partitions se jouent des conventions du théâtre pour célébrer la vitalité de la comédie.

Argument

Pulcinella

Pulcinella, garçon des rues en quête d’une bonne fortune, se promène au lever du jour. Les filles qui sortent de chez elles se montrent sensibles à sa liberté d’allure. Mais la fiancée de Pulcinella n’est jamais loin. C’est alors que paraissent deux gaillards prêts à jouer du muscle pour conserver leur ascendant sur les filles. Pulcinella peut-il leur échapper ? Les filles se font plus désirantes, les gaillards plus menaçants, la fiancée plus affectueuse. Pulcinella est dans de mauvais draps ! Il utilise d’ailleurs l’expression au sens propre pour leur échapper : entortillé dans un linceul, il se fait passer pour mort. Voilà que tous le pleurent et reconnaissent à présent, dans l’émotion des obsèques, son génie et sa verve. Un bon moment pour ressusciter !

L'Heure espagnole

Tous les jeudis soir, l’horloger Torquemada quitte sa boutique pour remonter les horloges de Tolède. C’est le moment de liberté de son épouse Concepción, celui où elle peut recevoir son amant.

Un jeudi, ce rythme impeccable s’enraye. Torquemada oublie l’heure et laisse entrer un client, le muletier Ramiro, qu’il invite à patienter. Concepción doit composer avec cet intru. Or son galant, le jeune poète Gonzalve, s’avère plus inspiré que porté sur les plaisirs de la chair. Enfin se présente don Iñigo Gomez, un puissant banquier décidé à séduire la belle dans l’heure.

Les horloges offrent aux soupirants des cachettes pratiques que le muletier trimbale avec autant de bonne volonté que d’endurance physique.

Concepción parviendra-t-elle, avant le retour de son mari, à accueillir dans sa chambre un amant digne de ce nom ?

Distribution

Direction musicale, Louis Langrée • Mise en scène, Guillaume Gallienne • Chorégraphie, Clairemarie Osta • Orchestre des Champs-Élysées
 
Pulcinella | Danseur·euse·s, Oscar Salomonsson, Alice Renavand, Iván Delgado, Manon Dubourdeaux, Anna Guillermin, Stoyan Zmarzlik • Solistes, Camille Chopin, Abel Zamora et François Lis 

L'Heure espagnole | Avec Stéphanie d’Oustrac, Philippe Talbot, Benoît Rameau, Jean-Sébastien Bou, Nicolas Cavallier

Pulcinella & L'Heure espagnole

Igor Stravinsky / Maurice Ravel

9 au 19 mars 2024

Louis Langrée, Guillaume Gallienne et Clairemarie Osta conjuguent les arts scéniques au service de ces deux chefs‑d’œuvre inspirés du XVIIIe siècle galant, dans un spectacle qui célèbre la liberté des genres et la fécondité de l’esprit comique.

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