À lire avant le spectacle - Carmen

Par Agnès Terrier

Publié le 22 mars 2023
Carmen
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« Je suis éclectique. 
Le beau, c'est-à-dire la réunion de l’idée et de la forme, est toujours beau.
»
Bizet, lettre de juin 1871 à Léonie Halévy

 

En 1875, les Français encore traumatisés par la défaite de Sedan et la Commune ont tourné la page du Second Empire. Alors que le Grand Opéra voulu par Napoléon III, bâti par Charles Garnier et finalement inauguré par le président Mac Mahon, ouvre ses portes au public, la république s’impose par trois lois constitutionnelles votées à l’Assemblée nationale entre février et juillet. 

Loin de là, chez Louis II de Bavière, Wagner prépare l’ouverture de son festival à Bayreuth pour l’été suivant. Ses mots méprisants sur la France ont détourné de lui la jeune génération d’artistes français qu’il fascinait avant-guerre. Pour d’autres raisons, Nietzsche s’est fâché avec le maître allemand et se prend à rêver d’un art méridional. 
Grâce à la Société nationale de musique fondée par Saint-Saëns, la musique française s’épanouit hors des salles officielles et des théâtres de divertissement. L’esprit national dope les compositeurs trentenaires : Saint-Saëns mais aussi Chabrier, Fauré, Massenet. Sous l’influence de Berlioz et de Gounod, la mélodie s’épanouit, les genres commencent à se désagréger, l’inspiration littéraire renouvelle les sujets et la poésie lyrique. Tout semble prêt pour que chaque artiste se mette en quête d’un langage authentique. En musique comme dans tous les arts, « être soi » devient une revendication majeure. D’ailleurs, Claude Debussy a déjà 13 ans.

À 36 ans, Bizet fait figure d’un jeune maître. Distingué avant-guerre par le Prix de Rome, encouragé alors par des personnalités aussi diverses qu’Offenbach, Liszt et Rossini, il est conscient de son talent comme du goût du public, capable de maintenir les influences à distance, doué du sens du théâtre et du génie de l’orchestration. Deux créations lyriques l’ont propulsé : Les Pêcheurs de perles, remarqué par Berlioz en 1863, et La Jolie fille de Perth, bien accueilli en 1867. 

Recevant en 1872 de l’Opéra-Comique la commande d’un ouvrage de larges dimensions, Bizet convainc son ami et cousin par alliance Ludovic Halévy, librettiste expérimenté, d’adapter Carmen de Mérimée. Halévy dégage de ce récit de voyage presque ethnographique les principaux protagonistes, et convoque d’autres textes de l’académicien aventureux, mort en 1870 : ses Lettres d’Espagne, son Théâtre de Clara Gazul ainsi que sa traduction des Tsiganes de Pouchkine (qui en 1893 inspirera Aleko à Rachmaninov). 

Ni les librettistes – Halévy est rejoint par son comparse Meilhac – ni le compositeur ne partent en Espagne, comme le fera bientôt Chabrier pour en revenir avec l’inspiration d’España. Meilhac et Halévy feuillettent les voyages de Théophile Gautier, les drames d’Hugo et de Dumas, les romans philosophiques de Balzac, et se plongent dans les illustrations de Gustave Doré pour L’Espagne de Charles Davillier. 

Bizet consulte les recueils musicaux de Manuel Garcia (père de la Malibran et de Pauline Viardot) et de Sebastiàn Iradier. L’impératrice Eugénie, amie de Mérimée, a mis l’Espagne à la mode ; la documentation ne manque pas.
Après L’Arlésienne d’après Daudet, Bizet confirme son goût pour le drame passionnel. Dangereuse séductrice, Carmen participe d’une littérature qu’on ne met pas entre toutes les mains. Avec plus d’âpreté que la Périchole d’Offenbach (1868), autre personnage de Mérimée, elle dénonce aussi l’hypocrisie sociale.

Mais moyennant des aménagements, Carmen peut convenir à l’Opéra-Comique. Le sujet espagnol plaira : le public applaudissait naguère Le Toréador d’Adam (1849), Les Brigands d’Offenbach (1869) et Don César de Bazan de Massenet (1872). L’adaptation a d’ailleurs été envisagée dès 1864 par Victor Massé. Les héros populaires et le mélange des tons conviennent au genre de la maison, qui programme alors principalement Mignon d’Ambroise Thomas et Le Pardon de Ploermel de Meyerbeer, suivis par La Dame blanche de Boieldieu, Le Caïd de Thomas, Mireille et Roméo et Juliette de Gounod, et Le Domino noir d’Auber. 

Certes on a lu Mérimée et on sait que l’aristocrate déchu, Don José, lave son honneur dans le sang de la bohémienne maléfique, anti-Esméralda, qui l’a séduit. Mais Meilhac et Halévy développent la couleur locale et les personnages secondaires familiers de la salle Favart – le séduisant toréador, les voyageurs anglais dupés, les brigands pittoresques. Et ils ajoutent la sage Micaëla, messagère de la parole maternelle.
 
C’est compter sans le réalisme qu’impose dans le rôle-titre le jeu de Célestine Galli-Marié, étoile de la troupe, encouragée par Bizet qui suit les répétitions à partir de septembre 1874. Entourée par Paul Lhérie en José, Jacques Bouhy en Escamillo et Marguerite Chapuis en Micaëla, mise en scène par Charles Ponchard dans les décors et costumes de Detaille et Clairin, dirigée par Deloffre, Galli-Marié produit un personnage d’une vérité qui dérange. 

Le 3 mars 1875, c’est le choc dans la salle bourgeoise et familiale de l’Opéra-Comique. Ni morale ni transcendance dans cette pègre qui se mêle au peuple andalou ! Une revendication intransigeante de liberté jusqu’à la mort, quatre ans après la Commune ! L’affirmation d’une sensualité féminine impérieuse, sans amour rédempteur ! Le livret est jugé scabreux – il annonce le vérisme. La partition est qualifiée de « wagnérienne », c’est-à-dire trop riche, quoique conçue pour la soixantaine de musiciens du théâtre. Le directeur Camille Du Locle lui-même se lamente : « Pauvre Opéra-Comique ! Que maintenant on pense peu à lui en écrivant pour lui ! »

Épuisé et frustré, Bizet renoue le 29 mai, un peu tôt pour la saison, avec les bains qu’il prend volontiers dans la Seine à Bougival, en bas de chez lui. Le 3 juin 1875, au lendemain de la 33e représentation – l’œuvre est maintenue malgré des recettes médiocres – il succombe à une crise cardiaque, à 36 ans.

Carmen connaît cette année-là 48 représentations. Pendant l’été, Ernest Guiraud remplit à la place de son ami deux tâches destinées à la diffuser : la composition de récitatifs pour une version allemande qui sera créée à Vienne le 23 octobre 1875 (Wagner y assiste) ; l’édition de la partition d’orchestre, augmentée de ballets extraits d’autres ouvrages de Bizet. C’est cette version-ci, traduite en italien, qui est créée dès 1876 à Bruxelles, Saint-Pétersbourg, Londres, New York. Elle va assurer le succès de l’œuvre. Nietzsche la découvre ainsi à Gênes en 1881 et s’enthousiasme. En France, Carmen conquiert Marseille, Lyon, Angers, Bordeaux à partir de 1878. 
D’abord sceptique, le directeur suivant de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, reprogramme l’œuvre le 21 avril 1883 (deux mois après la mort de Wagner). Avec la fameuse soprano Adèle Isaac dans le rôle-titre et les échos des succès hors de Paris, Carmen s’impose. Dans son tableau Autour du piano, Fantin-Latour rassemble en 1885 la fine fleur de la musique française autour de sa partition, qui sera dès lors donnée presque chaque saison. Gustav Mahler, qui considère Carmen comme « la perfection absolue », prend bientôt la direction de l’Opéra de Vienne où il va monter tous les opéras de Bizet. 

Pour l’inauguration de la troisième salle Favart le 8 décembre 1898, le directeur Albert Carré propose une nouvelle mise en scène aux couleurs de l’Andalousie, avec Georgette Leblanc dans le rôle-titre et des danseuses gitanes engagées à Grenade. 

Après 2942 représentations à l’Opéra-Comique (une troisième production est signée Jean Mercier et Dignimont en 1938), Carmen entre au répertoire de l’Opéra dans la version Guiraud le 10 novembre 1959, lors d’un gala présidé par le général de Gaulle. Cette production fastueuse de Raymond Rouleau est dirigée par Roberto Benzi et rassemble Jane Rhodes, Albert Lance et Robert Massard. 

En 1980, Carmen réapparaît dans la salle Favart, dans un spectacle du Festival d’Edimbourg, avec Teresa Berganza, Plácido Domingo et Ruggero Raimondi dirigés par Claudio Abbado. En 1996, Louis Erlo la monte sous la baguette de Lawrence Foster. En 2009, le spectacle mis en scène par Adrian Noble et dirigé par Sir John Eliot Gardiner permet d’atteindre un total de 2906 représentations dans les murs. 

Ajournée par la crise sanitaire, notre nouvelle production signée Louis Langrée et Andreas Homoki met l’opéra le plus joué au monde en perspective avec sa réception. Carmen n’est-elle pas devenue l’un des rares mythes modernes issus du théâtre lyrique ? Ce miracle a eu lieu à l’Opéra-Comique, théâtre national et chambre d’écho de la sensibilité moderne.
 

Argument

Acte I
Vers 1820, la manufacture de tabac est une attraction à Séville. Sous la surveillance de l’armée, les badauds viennent observer les cigarières qui œuvrent à la prospérité de la ville. Parmi elles se distingue Carmen, une séductrice qui choisit ses amants au gré de sa fantaisie. Les hommes qui se pressent autour d’elle l’intéressent moins que Don José, un brigadier taciturne occupé à arranger son uniforme. Elle lui lance une fleur avant de rentrer à l’atelier avec ses compagnes.
José reçoit la visite d’une jeune fille de son village, qui lui apporte une lettre et la bénédiction de sa mère. Le souvenir de cet univers le réconforte. Mais la sortie désordonnée des cigarières interrompt sa lecture. Une rixe vient d’éclater entre Carmen et une autre femme. Le lieutenant Zuniga ordonne à José d’arrêter Carmen pour la conduire en prison. Après s’être dérobée aux questions, elle tente d’amadouer José en se faisant passer pour une Navarraise, comme lui. Il l’a reconnue pour Bohémienne mais ne peut résister à sa séduction. Elle lui donne rendez-vous à la taverne de Lillas Pastia et, pendant son transfert à la prison, il la laisse s’échapper.

Acte II
Un mois plus tard, Carmen et ses compagnes Frasquita et Mercédès dansent chez Lillas Pastia, un repaire de contrebandiers aux portes de la ville. Zuniga et d’autres officiers prolongeraient bien la soirée mais les femmes les congédient. La fermeture de la taverne est retardée par le passage du torero Escamillo et du cortège qui l’accompagne. Le héros de l’arène remarque Carmen, qui le repousse comme elle a repoussé Zuniga.
Après leur départ, les femmes accueillent le Dancaïre et le Remendado, des contrebandiers qui leur proposent une affaire. Carmen refuse : elle attend José qui va sortir de la prison où son évasion l’a jeté. Il la rejoint et elle commence à danser pour lui lorsque résonne l’appel de la caserne. Quoique dégradé, José veut rentrer au quartier. Ses protestations d’amour ne peuvent apaiser le dépit de Carmen qui le pousse à déserter. Zuniga fait irruption, à la recherche de Carmen. Les contrebandiers interrompent l’altercation des deux hommes, et José se voit obligé de les suivre dans la clandestinité.

Acte III
De retour de Gibraltar, la caravane des contrebandiers s’établit aux portes de Séville. En attendant de pouvoir passer les marchandises, les femmes tirent les cartes. Carmen, qui est lassée de José, lit dans les siennes sa fin tragique. Elle emmène ses compagnes amadouer les douaniers pendant que José, dévoré de jalousie, est chargé de garder le camp.
Non loin de là, Micaëla recherche José qu’elle espère ramener dans le droit chemin. Mais c’est le torero Escamillo que José rencontre : il veut revoir Carmen. Les deux hommes se battent au couteau. Le retour de Carmen les interrompt, et Escamillo invite toute la bande aux courses de Séville. Au moment de lever le camp, les contrebandiers découvrent Micaëla dissimulée. Celle-ci parvient à convaincre José de la suivre auprès de sa mère mourante.

Acte IV
À l’entrée des arènes de Séville, l’animation est à son comble quand arrive le défilé de la quadrille autour d’Escamillo, Carmen à son bras. Le danger les menace tous deux : Escamillo dans l’arène, Carmen en la personne de José, que la garde n’a pu arrêter chez sa mère et qui rôde autour de la fête.
Pendant la corrida, les anciens amants s’affrontent. Repoussant supplications, promesses et menaces, Carmen jette à José la bague qu’il lui avait offerte. Il la poignarde à mort, puis se livre à la foule qui sort de l’arène.

Carmen

Georges Bizet

24 avril au 4 mai 2023

L’opéra français le plus joué au monde revient sur la scène qui l’a vu naître. Andreas Homoki s’empare de ce chef-d’œuvre visionnaire, avec l’Orchestre des Champs-Elysées et Louis Langrée à sa tête, et Gaëlle Arquez dans le rôle-titre.

En savoir plus

Direction musicale, Louis Langrée (24, 26, 28, 30 avril) | Sora Elisabeth Lee (2 et 4 mai) • Mise en scène, Andreas Homoki • Avec Gaëlle Arquez, Frédéric Antoun, Nathalie Manfrino, Jean-Fernand Setti, Norma Nahoun, Aliénor Feix, François Lis, Jean-Christophe Lanièce, Matthieu Walendzik, Paco Garcia • Chœur accentus et la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique • Orchestre, Orchestre des Champs Elysées